C’est le choc sur ma tête dans le pare-brise qui m’a réveillé.
Douleur profonde, lancinante. Puis le choc de mon épaule, de mes hanches sur le trottoir qui m’a meurtri. Je suis resté là, au seuil de la conscience. Temps incertain, long, silence. Je n’entends plus l bruit de la voiture qui a foncé sur moi. Elle a filé en me laissant là, blessé, cassé. Personne, silence. La douleur se fait multiple, plurielle, enveloppante, enivrante. Oui, je suis ivre de douleur. Ma tête, oh ma tête en ébullition, prête à exploser. Pas une once de mon corps ne porte pas une tension, une meurtrissure.
Que s’est-il passé ? Pourquoi cette femme a-t-elle foncé sur moi ? Délibérément. Et son regard. Quel regard ! étrange, pas agressive. Oh non. Elle regardait dans ma direction. Elle avait un regard, comment dirai-je ? Un regard où je n’existais pas. J’étais là, traversant l’allée, pensant qu’elle allait ralentir pour me laisser terminer mon passage. Non, je ne peux pas dire qu’elle ne m’a pas vu. Pour elle, je n’existais pas. Elle est passée. Son pare-chocs a balayé mes jambes. Mon dos a heurté le capot, puis ma tête a frappé fortement le pare-brise juste devant son visage. Puis, choc sur le trottoir et je suis là seul, silence. Suis-je encore en vie ? Sans doute, puisque je souffre. Ah, la mort ! Cette étape où les souffrances s’apaisent.
Parfois, j’ai pensé à la mort. Mort douce dans le sommeil, où le corps oublie un dernier réveil. Mort brutale, où un pincement dans la poitrine siffle la fin de la partie. Mort longue, où, semaine après semaine, jour après jour, puis dans l’égrènement des dernières heures, des dernières secondes, le souffle s’étire, s’apaise, s’éteint.
Jamais, je n’ai pensé à la mort apportée par l’autre, à la violence. Pour porter la mort à l’autre, il faut de la haine, ou peut-être un intérêt particulier. Mais là, rien. Rien dans ce regard, pas de haine, pas de volonté, même pas de l’indifférence. J’étais seulement absent, suis-je devenu invisible.
De quoi était plein son esprit pour qu’il ne puisse pas intégrer mon image, ma présence ? Quelles étaient les charges qui ont annihilé ses propres perceptions ? Quels malheurs et quelles angoisses ont bloqué tous ses sens d’acquisition d’informations visuelles ? Comment même l’accuser de m’avoir projeté sur ce trottoir ? Trop dur à cette heure matinale. Comment l’accuser, puisque pour elle, je n’existais pas, je n’étais pas.
Innocente, comme le sont nos gestes faits dans un réflexe, dans un conditionnement. Innocente, elle a continué sa route. Devant le capot, où meurtri sur le trottoir je n’existe pas. Elle a continué avec son regard vide. Regard vide ou trop plein de choses inconnues, incontrôlables. Ses mains, étaient posées bien à plat sur le haut du volant. Elle n’est pas une dilettante, non. Que va-t-elle faire de ses angoisses, de ses terreurs qui habitaient son visage ? Oui, son visage était habité. Elle était dépassée par le contenu de son esprit. C’est cela, son esprit était trop plein de choses douloureuses et mon image entre les phares de sa voiture n’a pas pu trouver de place. Elle n’y est pour rien.
Mon coude se resserre contre ma taille. Je bascule un peu, il fait noir. Il fait vraiment noir, il fait silence. Je force un peu, mon visage n’est sans doute qu’une grimace. Un bruit feutré de linge que l’on froisse m’étonne. D’où vient-il ? puis, une lumière vive m’impose de fermer les yeux pour retrouver le noir apaisant. Une voix mal assurée, mais forte :
- Qu’est-ce que tu fais allongé sur la descente de lit ? Es-tu tombé ? T’es-tu fais mal ?
Je ne réponds pas, mon esprit, avec une pognées de maillons disjoints cherche à reconstruire une chaîne de réalité.
© Pierre Delphin – 25 septembre 2017