Hello Dory …
Ses vieilles pantoufles traînent sur le parquet autrefois ciré. Ses pieds ont bien du mal à les suivre en se cramponnant dans les déchirures que le temps et les mauvais traitements ont infligés. Les paupières lourdes il vient d’entendre plus que d’écouter le quatrième message de Dory. En haussant les épaules de contrariété face à cette intrusion, une goutte de couleur douteuse s’échappe de sa narine droite pour venir déposer une tache supplémentaire sur le sol.
En voulant rouspéter, aucun son ne peut sortir de sa gorge, seule une escouade de microbes volatiles s’échappent dans l’air pesant de la pièce. Cependant il prend le combiné, commence à numéroter, se trompe, recommence puis le repose avant d’appuyer la touche verte. Tant bien que mal, il pilote les deux pantoufles qui à chaque pas ont des velléités d’autonomie et d’indépendance. Sous la table où repose son vieil ordinateur, un Remington 850 aux touches presque illisibles. Il appuie sur la touche : « Courrier électronique » quand une quinte de toux vient moucheter le paysage du fond d’écran. Un instant il ferme les yeux en pensant à son amie Dory. C’est comme ça qu’il aime penser à elle : les yeux fermés, même quand elle est là. Dans le fond, il aime bien Dory, il ne sait pas pourquoi, mais il l’aime bien. C’est comme ça !
Ses mains commencent à s’agiter sur son clavier, rattrapant au vol une énième goutte quittant de son nez dans une trajectoire hyperbolique avant qu’elle provoque un court-circuit sous la barre d’espacement. Il commence son texte :
Hello Dory,
Sorry ma belle, but i have a serious flu et je suis aphone. J’ai envie de le crier tellement j’ai mal à la gorge. Alors je te réponds par mail pour laisser un peu de repos à mes cordes vocales empâtées. Faut dire qu’après les fêtes, elles en ont vu passer du monde ! Lubrifiées au foie gras, rincées au champagne, amidonnées au chapon farci, cajolées par le cardon à la moelle, rafraîchies par la bûche glacée. Je pense d’ailleurs que c’est cette dernière, qui associée à la rencontre d’un courant d’air frivole, a occasionné l’irritation vocale qui me fait souffrir. Quoi de plus irritable qu’une corde vocale dans ces périodes de pollution généralisée, elles sont si sensibles ! Quoique je sens que toi aussi tu es passablement irritée par mes non-réponses. Pardon ma belle, pardon ma douce amie, je reviens à toi et si ma réponse n’est pas sonore, ce n’est pas une grande perte puisque ma voix n’est pas très phonogénique. Tant de fois tu m’as dit qu’elle est trop basse, même si ce n’est pas grave.
Je te l’avais promis, je tiendrai ma parole. Enfin je la tiendrai si ma cohorte microbienne et ses centurions viraux ne sont pas trop mal virés et me permettent de sortir bientôt. Il parait que ces bêtes-là, même très petites peuvent faire de gros dégâts.
Alors c’est oui. Mon dimanche après-midi t’appartient. Je t’accompagnerai. Tu peux donc d’ores et déjà réserver nos places. Près de la courbe si cela est possible, coté soleil. Nous les verrons pendant plus longtemps. Je te laisse faire, je n’ai pas le courage d’aller jusqu’aux guichets.
Sais-tu que c’est la première fois que je vais aux courses ! Une nouvelle expérience pour moi ! Et puis j’aurai le bonheur de vivre cette première fois avec toi ! J’aurai le plaisir de ta compagnie, qui même dans les brumes de l’hiver, apporte ce rayon de soleil que tes yeux illuminent.
Alors dimanche, belle amie, je passerai te prendre vers midi. Ainsi nous aurons le temps de partager un repas dans une guinguette avant le début des courses.
Au fait, je t’ai un peu menti. Je suis déjà allé voir des courses. Une fois à Paris, j’ai vu passer la course du Figaro et à Parilly j’ai vu une course de chevaux. Mais c’est bien la première fois que je vais assister à une course de gastéropodes, comme c’est excitant, j’en bave d’envie.
See you soon my dear,
Your friend boy.