Non rencontre
La lumière est douce ce matin sur l’allée de la gare. Un rai de lumière se faufile entre deux nuages gris pour venir se poser sur les feuilles des platanes. Le vert du feuillage s’est dissipé dans les brumes de l’automne pour faire place à une furtive couleur de bronze doré qui brille ce matin comme un adieu au bel été.
Antoine aime ce moment du jour où la vie se renouvelle. Sa respiration est forte comme pour mettre en réserve cet oxygène frais du matin. Il est heureux. Heureux de partir à la ville retrouver son groupe d’amis pour une balade citadine. Tous les mois, ils organisent une balade citadine pour le plaisir de la visite et le plaisir de se retrouver. Il ne marche pas très vite, il est en avance pour le train de huit heures 42. Il regarde. Ses yeux sont contemplatifs pour apprécier l’ensemble du décor. Ils se font plus inquisiteurs pour s’arrêter sur un détail, sur une forme. Il ralentit, un pas puis deux pour apprécier ce rai de lumière dans le brun du feuillage. Un instant sa marche est suspendue et son regard se pose comme devant une toile célèbre dans un musée.
Antoine ne remarque même pas cette femme qui vient de le dépasser. C’est en suivant d’un œil ému le mouvement d’une feuille qui vient finir sa vie dans le caniveau sec d’un trottoir gris qu’il l’aperçoit. Il est frappé par la finesse de ses jambes et par son pas pressé. Il hausse les épaules. Elle prend sans doute le même train que moi, nous avons le temps. Elle continue d’aller vite vers la salle d’attente. Il la regarde s’éloigner. Antoine aime regarder les gens. Il aime les silhouettes féminines. Elle est élégante avec sa veste qui lui pince la talle. Ses talons haut perchés claquent sur le bitume comme le bruit d’un oiseau qui aurait la fortune de trouver quelques graines. Antoine écoute son pas et la regarde disparaître par la porte de la petite gare.
Beaucoup de personnes sont en attente dans cet espace restreint. Antoine laisse filer la porte derrière lui. Ses lunettes s’embrument dans cette chaleur humide de l’espace d’attente. Son regardé balaye le volume de la pièce à la recherche d’un visage ami. Personne dans cette foule. Il se sent seul dans cette multitude. Un coin de banc, étroit, est encore disponible. Il s’approche. Il reconnaît la femme vue dans l’allée. Sur son visage de femme mûre, des marques indélébiles d’une jeunesse qui ne s’estompera jamais. Antoine la trouve belle avec son regard clair qui se perd dans la banalité du lieu. Il se penche avec un – Vous permettez ? Il s’assied sur le banc rude, étroit. Elle lui a souri en signe d’acquiescement. Elle fait un mouvement courtois d la hanche pour lui élargir la place. Son livre s’échappe, tombe à terre. – Oh pardon – Dit-il. Il se penche pour le ramasser. Elle a le même mouvement. Il sent le contact brusque de son front. Ils se cognent vraiment dans ce mouvement simultané, non, seulement ils s’effleurent dans ce contact impromptu. En chœur ils disent : - Excusez-moi. Ils éclatent de rire. Deux rires pétillants au milieu de cette foule triste, indifférente. Il ramasse le livre, le lui tend.
- Oh, vous lisez Donna Leon, vous aimez Venise ?
- Oui, sans plus, la ville est jolie, mais je n’aime pas l’humidité.
Antoine cherche les mots pour poursuivre la conversation, mais il voit que le regard de la femme s’est échappé. Promptement elle a rangé le livre dans son sac, son visage s’est crispé. Il la regarde du coin de l’œil, il a peur d’être trop insistant, impoli. Il sent une tristesse dans ce beau regard, une tension dans ce corps élégant. Qui est-elle ? Se demande-t-il. C’est la première fois que je la vois ici. Où est sa souffrance ? A-t-elle une souffrance ? Pourquoi a-t-il un regard sur elle en particulier ? Seulement parce qu’elle est belle ? Seulement parce qu’elle est élégante ? Il la perçoit sensible, il aimerait connaître cette sensibilité, la rencontrer, la partager. Pourquoi elle ?
Le train arrive, il la regarde partir le long du quai vers une autre voiture. Antoine monte dans le wagon suivant, s’assoit sur une place libre. Pendant une partie du voyage, le visage de cette femme envahit son esprit, puis il pense à ses amis, à la balade du jour. Il aime rencontrer, rencontrer de nouvelles personnes, de nouveaux regards, de nouvelles perceptions. Cette femme, cette rencontre lui échappe, il se sent frustré. Il regarde un instant sa voisine. Elle est absorbée dans la lecture de son roman Harlequin, série azur. Elle est belle elle aussi, mais il ne ressent pas l’envie de la rencontrer.
Le train s’arrête. Ses amis sont là sur le quai, ils rient. Antoine leur fait un signe, la journée sera belle.
© Pierre Delphin – novembre 2010