La poudre de gentillesse
Je venais juste de m’asseoir en cette fin d’après-midi d’une courte journée d’hiver. Confortablement installé dans le canapé, les pieds pas très élégamment posés sur la table basse, mon regard s’attardait sur la bûche de chêne que je venais de mettre dans la cheminée. Les flammes dansent un instant avant de s’élancer dans le conduit noir pour s’échapper vers les étoiles.
Je n’ai pas vu entrer les trois enfants dans le salon. Plus exactement je ne les ai pas remarqués. Ce n’est que, lorsqu’ils se sont arrêtés devant moi que j’ai levé la tête. Julia la plus grande tenait la main droite de son cousin Mathieu et la main gauche de sa petite sœur Angelina. Une fraction de seconde, j’ai pensé à une délégation officielle. J’ai demandé :
- Alors mes chéris, vous voulez quelque chose ?
C’est Julia qui d’une voix hésitante a pris la parole :
- Oui, Pépé, on voudrait…
Fichtre, c’était bien une délégation !
- Mais oui, que voulez-vous me demander ?
- Ben Pépé, c’est bientôt Noël, nous voudrions que tu nous dises une histoire, ou un conte, comme tu veux.
- Un conte, une histoire, où voulez-vous que je prenne cela ?
- Ben dans ta tête, on sait qu’elle est pleine d’histoires.
- Ah, vous croyez cela, une tête pleine d’histoires. C’est gentil ce que tu me dis là, mais ma mémoire n’est plus très bonne.
- Oh, aller Pépé, juste une petite histoire.
Angelina s’approche et complète :
- Oui, Pépé, juste une petite histoire.
- Bon alors, je vais vous raconter l’histoire d’un vieux monsieur qui a inventé la poudre de gentillesse.
- La poudre de gentillesse, c’est quoi ?
- Oh mon histoire n’est qu’un conte et comme beaucoup de contes, ce n’est pas vraiment la vérité, mais on aimerait tant que cela soit vrai.
- Alors, tu racontes !
- Oui, oui, mais d’abord comment on s’installe ?
Prends Angelina sur tes genoux, Mathieu à côté de toi et moi de ce côté.
Angelina monte sur mes genoux avec son doudou à la main, elle avait tout prévu la coquine ! Mathieu se cale le dos contre le dossier du fauteuil, tout contre moi, lui aussi a apporté sa sucette, la jolie, celle qui ressemble à une fleur. Un instant mes yeux s’élancent vers le plafond à la rencontre d’une idée, d’une case de mémoire qui contiendrait une histoire pour les satisfaire, ou plutôt pour leur faire plaisir. Un Pépé, c’est fait pour ça. Je regarde les deux petits qui sont sagement en attente, puis la grande et je lance ma voix.
- Il était une fois…
Tous les contes commencent ainsi, alors pourquoi pas le mien !
- Il était une fois un vieux monsieur…
- Plus vieux que toi pépé ?
- Oh oui, beaucoup plus vieux ! Alors ce vieux monsieur était un fameux chimiste.
- C’est quoi un chimiste Pépé ?
- C’est quelqu’un qui mélange des produits pour en faire des nouveaux.
- Alors c’est un magicien ?
- En quelque sorte oui, mais savez-vous que Mamine était, elle aussi, chimiste ?
- Alors Mamine est magicienne ?
- Oh oui, elle est magicienne de l’amour pour les petits enfants.
- Alors qu’est-ce qu’il a fait le vieux monsieur ?
- Tout d’abord, il faut savoir que pendant tout l’été, il a ramassé des plantes et des fleurs, puis il les a fait sécher au soleil et quand elles ont été bien sèches…
- Il a fait de la tisane ?
- Oui, il aurait pu en faire de la tisane (*), mais il les a mises dans un grand bol et il les a broyées avec un pilon.
- C’est quoi un pilon Pépé ?
C’est un bâton avec le bout arrondi pour écraser ce que l’on met dans le bol. Alors le vieux monsieur pendant longtemps il a écrasé les plantes séchées pour en faire une poudre blanche et rose. Comme il avait beaucoup de fleurs, il a eu beaucoup de poudre, un plein sac.
- Dis Pépé, qu’est-ce qu’il a fait avec la poudre ?
- Et bien en fait, au début, il ne savait pas quoi en faire. Il faisait ça comme ça, pour s’occuper. Mais pendant qu’il remplissait son sac, sa voisine, la vieille Léonide est venue le voir pour lui dire que le chien du vieux monsieur était insupportable, elle l’avait entendu aboyer trois fois ! Il faut dire que la vieille Léonide ne venait voir le vieux monsieur que pour rouspéter sur ceci ou sur cela. Elle rouspétait tout le temps, avec tout le monde. Le vieux monsieur ne lui répondit pas directement, mais il poussa le sac de poudre vers elle et lui dit :
- Sentez-moi cela, j’ai mis tout l’été en poudre dans ce sac.
Elle haussa les épaules en se penchant. Son nez qu’elle avait fort long et pointu faillit toucher la poudre. En éternuant, elle commença à dire :
- Cela ne sent pas grand-chose !
Mais elle avait à peine terminé sa phrase qu’un grand sourire envahit son visage. Le vieux monsieur a eu un geste de recul tellement, il était étonné. La vieille Léonide qui souriait, il n’avait jamais vu ça ! Il fut encore plus étonné quand elle dit :
- Vous savez, votre chien, il aboie un peu certes, mais c’est une gentille bête. D’ailleurs vous aussi vous êtes un gentil voisin. Je vous aime bien. Tiens, j’ai fait une tarte aux fruits rouges, je vais vite vous en chercher une part.
Bouche bée, il la regarde partir en sautillant comme une princesse, puis revenir avec une assiette blanche sur laquelle il y avait une grosse part de tarte très appétissante. Elle lui dit :
- Bon appétit cher voisin en déposant un bisou sur le front du vieux monsieur ébahi, puis, elle repartit chez elle souriante.
Le vieux monsieur est resté sans voix en la regardant s’éloigner. Il se demanda comment elle avait fait pour changer si rapidement de comportement.
- Vous, les enfants, est-ce que vous devinez pourquoi la vieille Léonide est devenue gentille tout d’un coup ?
- Ben non, dis-nous Pépé !
- Allez, devinez…
- C’est peut-être parce qu’elle avait senti la poudre ?
- Bravo, bravo. C’est bien ça ! Non pas seulement parce qu’elle avait senti la poudre, mais parce qu’elle l’avait respirée. La poudre était entrée dans son nez, puis dans ses poumons et enfin montée dans sa tête. Et c’est dans la tête que se cache la case de la gentillesse de chacun. Mais le vieux monsieur n’y a pas pensé tout de suite. Ce n’est que le soir avant de s’endormir qu’il s’est dit :
- Ma poudre a peut-être pour effet de déclencher la gentillesse. Il faut que je vérifie cela dès demain.
- Comment a-t-il vérifié le vieux monsieur ?
- Oh, c’est très simple. Le lendemain soir, il est allé dans une salle où l’on parlait de politique. Quel brouhaha ! Quel boucan ! On ne comprenait rien. Chacun voulait avoir raison sans écouter les autres.
- Qu’est-ce qu’il a fait le vieux monsieur ?
C’est Mathieu qui demande d’un air attentif. Je lui pose la main sur l’épaule et continue.
- Plusieurs fois, il a mis de la poudre sur le dos de sa main, puis il a soufflé dessus. Il a fait ça en se déplaçant dans la salle. Un peu de poudre et pschitt il soufflait.
- Et alors, les gens sont devenus gentils ? Murmura Angelina. Julia lui fait les gros yeux et lui dit :
- Laisses dire Pépé !
- Et bien oui. Tout d’abord, la plupart ont fait silence pour écouter les autres. Puis l’un d’eux a dit :
- Plutôt que de se chamailler, on pourrait essayer de faire des choses ensemble. En quelque sorte de regrouper nos idées pour en faire des meilleures.
Un autre avec qui il se disputait un moment avant, dit en lui serrant la main :
- Je suis d’accord, vous pourriez faire ceci et nous on ferait cela… Je pense que les gens du village seraient contents.
Une troisième personne s’approche, c’était une femme déjà âgée. Elle ajouta :
- Si vous faites cela, avec mon équipe, nous ferons ça et ça, et se sera bien pour les familles…
Les yeux étonnés, Julia demanda :
- Mais Pépé, c’est possible tout ça ?
- Vous savez les enfants, il faut toujours croire très fort aux idées merveilleuses. Ainsi, souvent elles se réalisent. Ainsi souvent elles deviennent possibles.
- Continue ton histoire Pépé.
- Bien, il y avait un journaliste dans la salle et le lendemain, dans son journal, il a tout raconté, car il avait vu le vieux monsieur souffler sur sa poudre.
- Et alors…
- Et bien dans les jours qui suivirent, des militaires sont arrivés chez lui et lui ont pris toute sa poudre de gentillesse et lui ont interdit d’en fabriquer encore.
- Mais pourquoi ?
- En fait, ils avaient peur. Car si tout le monde est gentil, il ne peut plus y avoir de guerre.
- Et alors c’est bien.
Dit Julia d’un air étonné.
- Oui, c’est bien, mais s’il n’y a plus de guerre, on a plus besoin des militaires.
- Mais ça sert à quoi les militaires ?
- Oh, il y a trois catégories. Ceux qui tuent les autres, ceux qui se font tuer et ceux qui ne font pas grand-chose ! D’ailleurs, ce sont les troisièmes qui sont les moins dangereux.
- Mais Pépé, c’est moche la guerre.
- Oui, moche, très moche.
- Papa, lui il ne fait pas la guerre, il joue de la guitare.
- Eh oui !, Lui il a raison, il chante la paix !
- Mais pourquoi certains font la guerre ?
- Parce que dans la tête de certaines personnes la case de la gentillesse est fermée, et la case de la méchanceté est ouverte.
Les trois enfants firent le même mouvement pour m’embrasser. Mathieu dit doucement :
- Pépé vient, allons à la cuisine, on va ensemble inventer la poudre de gentillesse.
© Pierre Delphin - janvier 2011.
Six des personnages de ce conte sont réels. Mais, hélas, l’histoire n’est qu’ rêve d’un vieux pépé. Un fantasme peut-être. Une anecdote réelle cependant : Alors que cette histoire n’était qu’en cours d’écriture sur un carnet, un soir après la lecture d’un conte de Grimm, Julia m’a dit : - Pourquoi il n’y pas quelque chose pour faire que tous les gens soient gentils.
Je ne crois toujours pas à la transmission de pensée. Quoique…
(*) Recette de la poudre de gentillesse :
- Fleurs de camomille
- Fleurs de tilleul argent
- Graines d’anis
- Graines d’hibiscus
- Feuilles de mélisse
- Fleurs de mauve
- Pétales de roses
- Arôme d’agrume
Si cela ne contribue pas à vous rendre gentil, en tisane cela vous aidera à passer une nuit paisible. Cette tisane s’appelle : « Les chants du crépuscule » chez « La Route des Arômes » à Lyon.