Demain je pars
Nota : Je reviens au style épistolaire, ce texte peut faire suite au texte : L’enterrement de Charles paru le 1er juillet 2009. http://ecritexte.canalblog.com/archives/2009/07/01/index.html
À mes fils François et Charles,
Je ne sais comment vous accepterez cette nouvelle. Demain je pars.
Votre première réaction sera sans doute : C’est bien normal, à son âge. Maintenant qu’il est seul, il est bien normal que notre père ait envie de faire du tourisme, qu’il ait envie de découvrir la France et peut-être même le Monde. Votre sentiment premier sera aussi de la satisfaction de voir votre père se prendre en charge et au lieu de rester seul dans son appartement à regarder défiler les jours sur son calendrier en arrachant chaque jour le feuillet de la veille. Vous pensez aussi que c’est moins soucieux pour vous de voir votre père dans une attitude positive.
Demain je pars. Oh, je reste en France, je ne vais que dans la région de Nantes. Mais voilà, je vais fermer mon appartement, je rejoindrai la gare vers sept heures. J’ai déjà pris mon billet de train, c’est un aller simple. Je ne sais pas quand je rentrerai. Je ne sais pas si je rentrerai. Non ce n’est pas une crise, vous savez comme j’aime ma ville de Lyon. Ce n’est pas une fuite non plus, je sais que je laisse derrière moi des amis qui sont tristes de ma décision.
Est-il normal de tourner encore une page importante de sa vie quand on arrive aux deux tiers de son siècle ? Est-ce réservé aux jeunes ? Est-ce réservé aux couples stables ? Mais pas à un homme seul de plus de soixante ans. À certains moments je ne sens pas raisonnable, je suis hors normes.
Il faut que je vous dise que lorsque j’avais vingt ans – Avant de connaître Maman – j’étais amoureux d’une amie d’enfance, elle était, je crois, amoureuse de moi. Nous nous sommes vus pendant plusieurs mois. Nous avons échangé beaucoup de gestes tendres, et si notre relation est restée platonique, nous avions un grand bonheur à être ensemble. Quelle nostalgie quand je me souviens de nos bavardages, de l’échange de nos idées qui rythmaient l’échange de nos baisers. Nous étions jeunes, trop jeunes. Je mes souviens de la douceur de ses cheveux longs. Je me souviens de la pression de sa main dans la mienne lors de nos promenades en bord de Saône. Je me souviens de nos regards pleins d’étincelles humides de nos émotions. Je me souviens de son corps où l’empreinte de mes doigts faisait leurs premières découvertes anatomique. Temps du bonheur, elle s’appelait Béatrice.
Un jour en nous quittant, nous avons omis de nous fixer une autre date de rendez-vous. Nous ne nous sommes jamais revus. Le temps a grisé d’un trait d’estompe ce souvenir que notre mémoire a gardé dans son coffre de satin.
Elle s’appelle Béatrice. Je l’ai revue lors de l’enterrement de Charles. Quelle émotion ! Nous avons partagé la soirée à continuer la conversation là où nous l’avions laissée. Nous avons changé bien sûr, mais nous avons changé ensemble, chacun sur la piste de notre vie. Cette soirée a été une bulle de bonheur, un homme et une femme qui n’ont plus d’âge. Nous nous sommes redécouvert, enfin non, puisque nous nous sommes retrouvés intacts, purs comme nous l’étions à vingt ans. Même si nos yeux sont aujourd’hui ornés de petites rides, douces gravure de la vie, ils regardent de la même manière, dans la même perspective : La volonté farouche d’aller vers le bonheur. Nous nous sommes quitté sans nouvelle date de rendez-vous, mais avec la promesse d’un prochain courrier de Béatrice. Cette missive je l’ai reçue hier.
En rentrant des courses l’enveloppe bleue était là seule dans ma boite. J’ai reconnu l’écriture douce et souple. Autrefois elle n’utilisait que des enveloppes bleues. Je n’ai pas ouvert cette missive avant d’être arrivé à l’appartement. Combien de temps ai-je mis pour gravir les six étages de l’escalier de pierre. Quel record !
Rendez-vous compte, à soixante deux ans, recevoir une lettre d’amour ! C’est incroyable ! C’est fou ! Non, ne vous inquiétez pas, votre père garde les pieds sur terre. Enfin presque, parce que cette impression de légèreté dans mon corps qui s’est épaissi au fil des ans me fait oublier ce temps qui a passé, les souffrances qui m’ont tourmenté, mes réussites, mes cuisants échecs, je vole.
J’ai relu cette lettre trois fois, puis trois fois encore plus tard. C’étaient les numéros de la loterie du bonheur qui s’affichaient dans un ciel décidément bien bleu.
Alors voilà, Béatrice m’invite à passer un temps indéterminé chez elle. Elle me dit son envie de partager un bout de route avec moi. Elle ne sait pas où mène cette route, elle ne sait pas la longueur de cette route. Moi non plus. Ni elle ni moi ne savons si ce sera une route de gazon fleuri douce à nos pieds ou si des cailloux viendront heurter la course de nos pas. Nous acceptons cette indécision.
Je voudrai vous voir lisant cette lettre. Avez-vous un index pointé vers votre tempe ? Riez-vous en hochant la tête ? Est-ce votre regard inquiet qui crispe votre visage ? Ou alors un grand éclat de rire qui résonne autour de vous ?
Lorsque je serai arrivé, je vous transmettrai une adresse, un téléphone et peut-être aurez-vous plaisir à venir faire connaissance de Béatrice.
Je vous aime, soyez heureux.
Paul, votre Papa
© Pierre Delphin – mars 2010