Vue de la fenêtre
Les yeux profondément tristes, à demi fermés, Paul repense à son arrivée dans cette chambre. Il y a deux semaines.
Le premier brancardier ouvre la porte de la chambre pendant que son collègue pousse le brancard où Paul repose. Le voyage de l’hôpital à cette vieille maison de soins palliatifs a été pénible.
- Votre cancer est trop avancé pour que nous puissions faire des soins spécifiques, nous vous orientons vers une maison spécialisée où un traitement adapté vous sera apporté.
Le commentaire du médecin avait été laconique, sans appel. Par leur savoir-faire, les deux hommes le déposent avec lenteur et douceur sur le lit. Il sent dans leurs gestes ce respect qui apaise. Penchée au dessus de lui une infirmière lui sourit avec tendresse. Elle lui prend sa tension artérielle, écoute son cœur et lui donne à boire.
- Vous serez bien ici, nous allons bien nous occuper de vous.
Il la regarde s’éloigner, ses yeux parcourent l’espace. La chambre est grande, ni affreuse ni belle, les murs ont reçus il y a quelques années une couche d’une banale peinture vert clair. Au dessus de sa tête pendent deux boutons, il en connait le code et l’usage. Rouge pour appeler, bleu pour la lumière. Dans l’autre angle de la pièce, près de la fenêtre, un autre lit. Appuyé sur son coude un homme est tourné vers lui.
- Bonjour, je m’appelle Joseph.
Il répond au bonjour, mais la fatigue est trop forte, les images s’estompent, malgré lui ses yeux se ferment, il s’endort.
Il est midi, une dame toute ronde avec un immense sourire sur son visage coloré lui apporte son repas. Peu de choses, il n’a pas faim. Il regarde près de la fenêtre, le lit est vide. Joseph est mort ce matin. Deux hommes sont venus et l’on emporté, un drap sur le visage, pour prendre le train du dernier voyage. Il était gentil Joseph.
- Alors monsieur Paul, vous n’avez pas beaucoup mangé. Vous sous sentez fatigué ?
Paul n’a qu’un sourire triste. Les crabes qui rongent son intérieur le font souffrir. Il pense à son voisin.
- Est-ce que cela vous fait plaisir si nous rapprochons votre lit de la fenêtre à la place de celui de monsieur Joseph ?
Le regard, la forme de la bouche donnent subitement une illumination au visage de Paul. Le oui n’est qu’un murmure et le message est déjà bien reçu par l’assistante lorsqu’elle l’entend. Paul a encore présent dans sa mémoire, dans son cœur les merveilleuses descriptions du paysage que l’on voit par cette fenêtre. C’est Joseph, qui, toutes les après-midi prenait un temps pour lui décrire ce paysage que lui seul pouvait voir. Il faisait des descriptions précises faites de mille détails exquis. L’étang et son eau calme où le soleil vient jouer, les arbres centenaires qui caressent les nuages, les fleurs dans les buissons multicolores, les jeux d’enfants et leurs sottises, les amoureux qui se promènent dans la tendresse d’un moment… Il aura le temps, dans son immobilité, dans sa souffrance de regarder lui aussi par la fenêtre de voir les cygnes et les groupes de canards au col vert, les nuages qui courent...
Par la porte restée ouverte l’assistante appelle :
- Monique viens m’aider, nous allons déplacer monsieur Paul.
Avec maintes précautions elles font rouler le lit, en entraînant le support des perfusions. Arrivé sur place, Monique tapote la joue de Paul en lui disant :
- Voilà monsieur est arrivé à destination !
Du bout des lèvres et du regard Paul la remercie pour sa, pour leur gentillesse. Et il tourne la tête pour découvrir ce paysage. Il ne voit qu’un mur. Un mur gris, sale. Il met la main sur sa poitrine, son cœur s’emballe. Sa respiration devient rapide, l’angoisse le rend livide.
- Que se passe-t-il monsieur Paul ? Qu’est-ce qui vous arrive ?
- Mais l’étang, où est l’étang ? Et les cygnes, et les arbres, et les fleurs. Je, je ne comprends pas.
- Mais quel étang ? Quels arbres ? Racontez-moi, je ne comprends pas moi non plus.
- C’est, c’est Joseph, il me racontait qu’il y avait un étang, des arbres, des enfants. Pourquoi m’a-t-il dit cela ?
Monique efface une larme sur le coin de son œil, elle vient de comprendre qu’il y a eu, ici le plus beau cadeau que l’on puisse faire à une personne en fin de vie : Le rêve.
- Je vais rester un moment avec vous monsieur Paul vous aller tout me raconter. Mais avant, je veux vous dire : Monsieur Joseph était aveugle.
Paul senti la main de Monique serrer la sienne pendant qu’elle disait la dernière phrase. Il ne pu émettre qu’un Oh ! Puis il commence à raconter. Au fil des mots Monique calée sur sa chaise écoute avec son grand regard tendre, elle caresse la main qui semble perdue dans la sienne. Le flot des mots s’est arrêté doucement. Paul à demandé à voix basse :
- Pourquoi a-t-il fait cela ?
- Pour vous donner du courage ! Monsieur Joseph était un homme bon et généreux. Il vous a offert ce paysage comme un cadeau.
- C’était si beau !
- Je reviendrais vous voir de temps en temps. Moi aussi je vous raconterai de jolies histoires. Je vous parlerai de mes deux filles qui sont très coquines, de ce qu’elles font à l’école. Je vous parlerai des paysages que je vois quand je viens travailler, des fleurs de mon jardin. Je vous dirai la campagne quand la brume du matin s’accroche à la terre. Je vous raconterai moi aussi des tas de belles choses que chaque journée me donne.
Paul sourit à cette voix douce pour lui dire merci, mais dans une grimace de douleur le sourire s’efface.
Monique ne pu jamais raconter d’histoires à Paul.
Paul s’est éteint dans la nuit. De belles images flottaient encore dans ses yeux lorsque son cœur fatigué s’est arrêté.
© Pierre Delphin – janvier 2010