Lettre à Amélie
Ceci est le deuxième opus de cette nouvelle année d’atelier d’écriture (*). La consigne était : Écrire un texte à partir de la phrase suivante : J’avais –x- ans quand nous nous sommes vu pour la dernière fois et j’ai aujourd’hui –y- ans.
Amélie,
Je voudrais vous dire tout le bonheur que j’ai eu lors de notre rencontre de mardi. Tous deux nous avions encore le regard émerveillé de la majestueuse chorégraphie que nous a offert l’opéra ce soir là. Vous étiez entourée de vos amis pleins de gaité. Je me souviens de votre éclat de rire. C’est lui qui a intercepté mon attention. Je connais cette femme, me suis-je dis. Mais qui est-elle ? À qui appartient ce rire ? J’étais seul, accompagné du bonheur du spectacle que nous venions de déguster. J’ai regardé vos yeux, votre sourire et une étincelle a affiché sur l’arc en ciel de mon esprit un nom, le votre, Amélie. Je ne savais pas par quelle prouesse mes neurones ont fonctionnées aussi vite, aussi précisément ce soir là. Aujourd’hui je le sais, je viens vous le dire.
J’avais 25 ans quand nous nous sommes vu pour la dernière fois et j’ai aujourd’hui 65 ans. Quatre décennies, c’est long, c’était hier. Nous étions, souvenez-vous invités au mariage de Bernadette et de Lucien. De la cérémonie à la soirée nous sommes restés ensemble, puis au petit matin nous avons repris notre route. Nos vies ont parcourues des voies différentes pour se retrouver à cette sortie d’opéra.
Vous n’êtes restée que quelques heures à mes cotés et pourtant vous avez habité pendant quarante ans l’espace de ma vie. Pendant ces quarante ans, il n’y a pas eu de semaine, peut-être même pas de jours où je n’ai pensé à vous, où je n’aille regarder ému dans un coin secret de ma mémoire l’image de votre visage. Ce visage doux et rieur, ces cheveux bouclés, ces yeux lumineux de sérénité et d’intelligence, cette bouche fine ciselée par un scalpel talentueux, ces pommettes de fruits mûrs réceptacles de baisers. Et ce nez, petit, que j’imaginais être, j’en ris encore, une coccinelle posée sur une rose. Non, je n’ai rien oublié de votre visage, rien. Mardi, j’ai tout retrouvé. Ces quarante ans n’ont rien altéré, rien. Votre beauté a évoluée, elle s’est épanouie et le temps n’a laissé sur ce visage de ma mémoire qu’un voile de transparence diaphane d’une beauté éternelle.
Lorsque nos épaules se sont heurtées dans la cohue de sortie, j’ai murmuré : Amélie. Votre tête s’est tournée, les yeux étonnés. Une esquisse de sourire s’est dessinée sur vos lèvres pendant que votre esprit recherchait qui était cet inconnu que votre mémoire voulait reconnaître. J’ai dis tout bas mon prénom. Vous m’avez souri, vous m’avez dit à voix basse : - Bernadette et Lucien. J’ai répondu : - Oui. Combien de temps nous sommes nous regardé en silence ? Souvenez-vous comme les gens se sont subitement écartés de nous, comme s’ils s’éloignaient du lieu d’un miracle. Nos deux mains se sont unies un instant, je vous ai demandé la permission de vous embrasser. J’en avais tant envie ! Mes lèvres se sont déposées sur votre joue avec passion, avec respect. Elles ont depuis gardées la mémoire sensitive de la douceur de votre peau. À leur tour vos lèvres ont répondu par un baiser papillon juste à la commissure de ma bouche. Quel émoi intense ! Vous portez toujours le même parfum.
Un mot derrière vous : - Tu viens Amélie a claqué comme un fouet sur le visage d’un supplicié. Votre tête s’est tournée, votre sourire s’est éteint. Revenant vers moi vous m’avez dit : - Excusez moi Paul, mais je suis avec des amis et ils s’impatientent. Disant cela vous avez retiré de votre sac une simple carte et vous me l’avez tendue le regard triste. Souvenez-vous en la prenant, j’ai osé déposer un baiser sur votre main pour vous laisser une trace de moi. Cette carte, je l’ai gardée comme on garde une bouée près de la mer, un talisman. Aujourd’hui elle est là posée sur mon bureau, elle me permet de vous faire cette lettre, d’envoyer cette bouteille dans l’océan de la vie. Allez-vous la trouver ? Allez-vous y répondre ?
Souvenez-vous de la cérémonie du mariage. D’instinct nous avons plaisanté en parlant gentiment des mariés. Vous de Bernadette votre amie d’enfance, moi de Lucien, copain d’école. Notre conversation a même pris un ton sérieux sur la signification philosophique du mariage et même mystique en sortant de l’église. Nous avons parlé, échangé comme si nous étions des amis de longue date. Notre rencontre n’était vieille que de deux heures !
Souvenez-vous du repas où nous avons tant ri, de cette table de joyeux lurons. C’est ici que j’ai mémorisé la musique de l’éclat de votre rire.
Souvenez-vous du bal. Ah le bal ! Je n’ai dansé qu’avec vous, vous n’avez dansé qu’avec moi. Une dame âgée m’a glissé à l’oreille : - Votre compagne est très jolie. Elle a cru que nous étions en couple. Je l’ai remercié, je ne l’ai pas détrompée.
Souvenez-vous de ces danses entraînantes où les rires remplaçaient les mots, où les regards deviennent intenses, où nos peaux brillaient de la célérité de nos mouvements.
Souvenez-vous de ces danses lentes où, enlacés, nos deux mouvements ne faisaient qu’un sur le rythme calme d’un slow langoureux. Moi, je me souviens de votre main dans la mienne, de ma main dans votre dos. Je me souviens de votre main sur mon épaule qui tard dans la soirée s’est posée sur ma nuque. Mon cou en frémit encore.
Souvenez-vous de cette fin de nuit au petit matin brumeux. Le jour pointait et il était l’heure de se séparer. Souvenez-vous de notre baiser d’adieu. La mémoire du goût de vos lèvres a souvent illuminé les moments tristes de ma vie.
Aujourd’hui, je suis là, devant ma feuille, ma plume se lève par instant pour laisser défiler mon album de ces rares images de cette journée. Comme je l’étais il y a quarante ans, je suis toujours idéaliste puisque j’espère de tout cœur une réponse à cette missive.
Accepterez-vous de partager une journée ou un instant. Je voudrai vous entendre me dire quelles est votre vie. Quels ont été vos bonheurs, vos tristesses aussi peut-être.
Mais je comprendrai aussi que vous souhaitiez laisser la vie continuer son cours sur nos chemins séparés.
Notre rencontre a été pour moi une belle lumière.
Amélie, je vous laisse avec mon indéfectible amitié.
Paul
(*) Atelier d’écriture UTA Lyon dirigé par Jean Marc TALPIN