Vous me dites, Monsieur, que j’ai mauvaise mine

 

Qu’avec cette vie que je mène je me ruine

Que l’on ne gagne rien à trop se prodiguer.

Vous me dites enfin que je suis fatigué

Oui je suis fatigué, Monsieur, mais je m’en flatte

J’ai tout de fatigué, le cœur, la voix, la rate

Je m’endors épuisé je me réveille las

Mais grâce à Dieu, Monsieur, je ne m’en soucie pas

Et quand je m’en soucie, je me ridiculise

La fatigue souvent n’est qu’une vantardise

On n’est jamais aussi fatigué qu’on le croit

Et quand cela serait, n’en a-t-on pas le droit ?

Je ne vous parle pas des tristes lassitudes

Qu’on a lorsque le corps harassé d’habitudes

N’a plus pour se mouvoir, que de pâles raisons

Lorsqu’on a fait de soi son unique horizon

Lorsqu’on n’a rien à perdre, à vaincre ou à défendre

Cette fatigue-là est mauvaise à entendre

Elle fait le front lourd, l’œil morne, le dos rond

Et vous donne l’aspect d’un vivant moribond

Mais se sentir plier sous le poids formidable

Des vies dont un beau jour on s’est fait responsable

Savoir qu’on a des joies ou des pleurs dans ses mains

Savoir qu’on est l’outil, qu’on est le lendemain

Savoir qu’on est le chef, savoir qu’on est la source

Aider une existence à continuer sa course

Et pour cela se battre à s’en user le cœur

Cette fatigue-là, Monsieur, c’est du bonheur

Et sûr, qu’à chaque pas, à chaque assaut qu’on livre

On va aider un être à vivre ou à survivre

Et sûr qu’on est le port et la route et le gué

Où prendrait-on le droit d’être trop fatigué ?

Ceux qui font de leur vie une belle aventure

Marquent chaque victoire en creux sur leur figure

Et quand le malheur vient y mettre un creux de plus

Parmi tant d’autres creux, il passe inaperçu

La fatigue, Monsieur, c’est un prix toujours juste

C’est le prix d’une journée d’efforts et de luttes

C’est le prix d’un labour, d’un mur ou d’un exploit

Non pas le prix qu’on paie mais celui qu’on reçoit

C’est le prix d’un travail, d’une journée remplie

Et c’est la preuve aussi qu’on vit avec la vie

Quand je rentre la nuit et que ma maison dort

J’écoute mes sommeils, et là je me sens fort

Je me sens tout gonflé de mon humble souffrance

Et ma fatigue alors, c’est une récompense

Et vous me conseillez d’aller me reposer ?

Mais si j’acceptais là ce que vous proposez,

Si je m’abandonnais à votre douce intrigue,

Mais je mourrais Monsieur, tristement … de Fatigue.

 

Texte de Robert Lamoureux