Paul vient d’avoir 62 ans, il a retrouvé Béatrice un amour de jeunesse lors de la cérémonie d’enterrement d’un ami commun. Béatrice l’a invité chez elle dans la région de Nantes. Le train de nuit arrive en gare…

 

 

 

Son visage émerge de la foule présente sur le quai. Seule image nette dans le flou de ce décor de gare, arrivée des trains longue distance. Paul regarde son visage, ses traits semblent inquiets, impatients. La tête oscille comme un métronome, il sent son regard inquisiteur. Il est attendu.

Être attendu quelque part, quel bonheur ! Il ne fait pas signe tout de suite, le temps de se donner, quelques secondes supplémentaires, le plaisir voyeur de la regarder le chercher. Mais vite, il ne tient plus, sa main se lève, s’agite. Son geste déclenche un blocage des mouvements pendulaires de sa tête. Instantanément le regard inquiet s’éteint, un sourire explose. C’est un sourire feu d’artifice, mille éclats colorés s’échappent du visage. C’est une bouche qui prend cette forme caractéristique du bonheur. Ce sont les pommettes qui rosissant, accompagnent le mouvement. Ce sont les yeux qui pétillent de ces fleurs de lumière que seule la tendresse peut provoquer. C’est cette main qui se lève pour prendre, pour saisir, pour amener à soi. Ce sont ces lèvres qui murmurent un cri non entendu mais ressenti au plus profond de soi. C’est un bonheur qui éclate au milieu de son visage et qui éclabousse Paul de félicité. Mais déjà elle est là fendant la foule comme l’étrave la vague. Elle fait fi du regard courroucé d’une vieille dame qui se cramponne à sa valise.

Faute de mots de circonstance, elle et lui, lui et elle, ne trouve qu’un mot à prononcer : le prénom de l’autre. Paul… Béatrice…Ils s’étreignent, forment un bloc compact qui ne se donne même pas la peine de s’écarter alors qu’ils gênent la descente des autres passagers. Leurs joues se pressent, les lèvres s’activent, se rencontrent. Ils s’embrassent de la bouche, des yeux, des mains qui pressent les épaules. Tout leur corps est en harmonie dans le bonheur de se retrouver.

Les jours précédents, Paul avait conçu plusieurs séries d’images mentales pour anticiper de quelle manière allait se dérouler les retrouvailles, ce rendez-vous encore inespéré, il y a quelques mois. Il avait envisagé un sourire, bien sûr, mais pas avec la profondeur de celui qu’il vient de vivre. Quel sourire ! Quelle source d’inspiration pour un peintre, pour un sculpteur. Mona Lisa rangée au rayon de la           tristesse ! Quel regard chaud, profond. Il avait gardé gravé au fond de sa mémoire le dessin de ses yeux sombres, mais n’avait pas remarqué qu’il pouvait y lire ses pensées. Souvent il avait imaginé quels allaient être ses gestes d’accueil, mais comment envisager ce contact, ces simples gestes de l’amitié tendre, de l’affection, peut-être même de l’amour. Cette pression subtile de la main sur son épaule, l’effleurement de sa joue, cette main qui a pris la sienne pour l’emmener et le guider hors de cette masse humaine indifférente.

 

Dans la foule de la gare, elle l’extirpe à grandes enjambées, sa main verrouillée dans la sienne. Il suit avec difficulté en entraînant son bagage. La sortie de la gare, la place apparaît comme une clairière. Béatrice s’arrête, le regarde, éclate de rire en lui disant :

-Bienvenue à Nantes monsieur Paul.

-Merci pour votre accueil madame Béatrice, je suis très heureux de retrouver votre sourire.

Sur la joue de Béatrice éclate un baiser vite suivi par une réplique sur la joue de Paul. Dans la clairière de la place, au pied d’un réverbère planté là comme un vieux chêne, Béatrice s’arrête brusquement et en riant embrasse Paul sur le bout du nez.

- J’avais peur que tu ne viennes pas, que tu ne puisses pas venir, que tu ne veuilles pas venir.

En guise de réponse, d’un geste doux, il lui prend le menton entre le pouce et l’index, pose ses lèvres sur son nez comme s’il se penchait pour humer une fleur.

- Alors, tu n’avais pas compris combien j’avais envie de te revoir et peut-être même de te reconquérir.

- Je l’avais compris, mais j’avais tellement peur de me tromper.

La petite voiture bleue de Béatrice émerge du parking de la gare. Bouchon de bonheur qui s’expulse du souterrain et qui s’installe dans le flot de la circulation. Paul regarde Béatrice attentive au passage d’un cycliste. Il sourit en lui demandant :

- Alors quel est le programme ? Que me réserves-tu pour cette belle journée ?

- Je t’enlève ! Je te kidnappe ! Direction le bord de mer. Je connais un endroit où les vagues font un bruit particulier sur le sable et sur les rochers. Nous allons écouter chanter la mer.

Le long de la route, la densité des habitations diminue pour laisser plus de place aux champs et à l’horticulture. Paul pose doucement sa main sur celle de sa compagne qui est restée sur le pommeau du levier de vitesses, comme en attente. La main s’ouvre, les doigts s’enlacent, se resserrent, se parlent. Se séparent pour qu’elle puisse reprendre plus fermement le volant dans une large courbe. Leur bavardage s’est estompé pour laisser place à un silence confortable où chacun écoute la présence de l’autre comme un bienfait inattendu. Richesse d’un moment de vie où rien ne se passe, que le sentiment d’être bien. Instant où l’on donne en ayant les mains vides, instant où l’on reçoit cette richesse immatérielle de la sérénité. Paul regarde défiler le paysage en arrière-plan du visage d’une Béatrice attentive à sa conduite, attentive aux autres. Rapidement, elle le regarde et lui dit comme une promesse :

- Nous arrivons.

Peu de minutes plus tard elle range sa voiture au pied d’un jeune acacia. Lorsqu’elle tourne et retire la clé de contact, il se penche pour un pudique baiser sur sa joue. Plus par le regard que par la voix, il lui dit :

- Je suis heureux d’être là, là avec toi.

Il entend à peine le mot merci lorsqu’elle sort de la voiture. Le bout du parking heurte contre un groupe de rochers que dépasse un vent du large porteur d’embruns et d’odeurs épicées de l’océan. Il regarde cette ligne grise incertaine qui trace la démarcation fictive entre l’eau et le ciel. Il ferme un instant les yeux quand il sent derrière lui une main puis deux se poser sur son épaule. S’il n’y a qu’une bulle de bonheur sur terre, elle est là, elle les enveloppe, les protège. Docile et convaincu, il suit cette main qui lui dit :

- Viens !

Ce -viens- que l’on conjugue à l’impératif alors qu’il n’est qu’une invitation ou même l’expression d’un désir. Les doigts crochetés, ils dévalent comme deux gamins en vacances l’étroit sentier qui du parking rejoint le bord de mer. De fines branches, peut-être des genêts, viennent taquiner leurs chevilles tandis que le bruit des vagues se fait plus sonore, plus puissant. Ce roulement de tambours marins qui vient couvrir un éclat de rire lorsque Paul fait un faux pas et vient s’appuyer sur l’épaule de Béatrice pour ne pas tomber. Sur un replat de la dune un rocher est là solitaire, banc improvisé sur lequel Béatrice s’assoie invitant Paul à venir près d’elle. Elle se laisse aller contre lui et quand elle sent les bras l’enlacer, elle respire la pureté de cet air qui apporte dans ses poumons du bonheur au plus près de son cœur. Elle est bien. Sa joue contre la sienne, il lui montre au loin un point noir à la limite du gris de l’horizon.

- Regarde le bateau tout au loin, où va-t-il ?

- Je ne sais quel est son destin, ni sa destination. Panama peut-être, pour aller encore plus loin.

- J’aimerais être dessus avec toi, aller vers l’aventure.

- Pourquoi ? N’es-tu pas bien ici ? Toi aussi tu es en voyage et je suis ta passagère. Vivre est un voyage. Un voyage plein de détours. Au détour du voyage qui t’a conduit ici, nous sommes ensemble sur cette dune face à la mer. Mais peut-être irons-nous un jour plus loin sur un grand bateau que nous aurons nous-même construit. Un jour peut-être…

Il la serre un peu plus fort dans ses bras en déposant un baiser à l’angle de son cou, là où naît l'épaule, là où ce matin, elle a pris soin de déposer une goutte de parfum. Ce baiser pour son plaisir et pour la remercier de cette pensée.

- oui, nous sommes sur le quai de départ pour un beau voyage. Nous n’en savons ni le chemin ni la destination, mais nous avons la chance de faire ce voyage ensemble. Quel que soit le confort du bateau, quelles que soient les vagues de notre océan où les vents que le ciel nous donnera, ce sera vers le bonheur. Je suis heureux de partir, de repartir, puisque c’est avec toi.

Longtemps ils laissèrent au silence sonore de la mer le soin de commenter ce bonheur renaissant. C’est encore Béatrice qui initia le mouvement pour l’entraîner marcher sur la grève, là où la trace des pas dans le sable ne reste que quelques minutes avant de s’effacer comme un oubli avant que d’autres traces se créent vers l’avenir d’un nouveau pas à venir.

Tête baissée, comme pour guider le pas suivant, elle commence à parler. Quelques mots d’abord, disséminés comme des étoiles. Puis la voie lactée d’une phrase précise, éclaire sa pensée. Elle parle d’elle, de ce qu’a été sa vie. Elle précise les étapes en laissant d’autres dans l’inconnu, réserve pour d’autres bavardages, d’autres partages. Elle parle, raconte, libère des sentiments trop retenus. Elle parle pour lui, elle parle pour elle. Elle est bien. Ému de sentir cet instant magique, il ne veut, il ne peut le troubler. Seules des pressions de la main, seuls des regards manifestent son écoute, encourage la phrase suivante. Cette écoute est tout ce qu’il peut lui donner en cet instant. Cette écoute pour elle est un cadeau, la réponse à un besoin vital. Arrêtant son pas, elle le regarde dans les yeux :

- Je dois te saouler avec mes histoires, avec mon histoire.

- Non, tu ne me saoule pas, tu m’enivres de ta confiance. Tes mots sont des cadeaux précieux. Je te parlerai, moi aussi, j’ai beaucoup à te dire. Mais plus tard, laisse-moi un peu de temps !

Jamais ils ne pourront dire, lequel des deux fut le premier à tendre ses lèvres à l’autre, mais ce baiser parfumé aux senteurs de l’océan n’était plus celui d’une tendre amitié mais déjà l’expression d’un désir d’être ensemble. Longtemps leurs regards restent unis. Les doigts venant caresser la joue de l’autre. Le sourire de Béatrice s’éclaire, se transforme en rire et dans un éclat scintillant :

- J’ai faim ! Tu m’invites au restaurant ?

- Oh oui avec plaisir ! Mais ici c’est toi qui le choisi.

Rebroussant chemin, leur pas se fait course et le chant de l’océan se fait cabale Bala.

Béatrice arrête sa voiture à l’ombre d’un catalpa dans le bruissement des petits graviers de la cour.

- Je pense que tu aimes toujours les fruits de mer ou le poisson frais péché.

- Mais comment sais-tu cela ? Est-ce que tu lis dans mes pensées ? Est-ce que je t’ai livré mes goûts un soir d’ivresse ?

- Non, je ne sillonne pas encore les allées des activités divinatoires, mais lors de notre rencontre à Lyon, tu as laissé filer une phrase pour me dire le plaisir que tu avais à partager quelques coquillages, et comme je m’intéresse à toi et à tes goûts, je l’ai mémorisé.

En guise de merci, Paul prend la main de sa compagne et la serre un peu tandis que leurs pas marquent l’allée d’un bruit de crécelle. Ils s’installent sur la terrasse, à l’abri du vent, la vue sur l’océan se dégage entre deux immeubles qu’un urbaniste incrédule a laissé construire en irrespect pour les valeurs esthétiques. Béatrice les montre en haussant les épaules et Paul répond à son propos silencieux :

- Que veux-tu ! L’architecture est un art particulier puisque l’artiste impose son œuvre à la vue de tous. Que les gens aiment ou n’aiment pas. Une peinture, une sculpture, une symphonie laissent la liberté d’être vues ou entendue, pas une œuvre architecturale puisqu’elle est sur des lieux publics. C’est ce qui m’agace dans cet art : Que l’on m’impose de voir ce que je n’aime pas. Aller ! Je laisse s’épandre mon mauvais caractère.

Béatrice regarde Paul. Elle regarde cet homme assis en face d’elle comme s’il était nouveau, différent de l’enfant qu’elle avait connu. Elle le regarde comme issu d’une rencontre récente. Depuis sa visite à Lyon pour l’enterrement de Charles, elle a constaté que Paul a perdu les kilogrammes qui l’enrobaient, ses traits se sont affinés. Plus jeune, non, quand même pas ! Mais plus en forme et surtout plus séduisant. Elle le trouve beau ! Elle le regarde maintenant décortiquer les praires et les clams avec soin et rigueur comme si ce travail devait forcément être méticuleux. Elle regarde, captivée par la douceur des gestes de sa main gauche qui prend la coquille avec respect, la main droite qui d’une pointe de couteau précise trouve la faille pour s’immiscer et provoquer l’ouverture comme si l’animal était devenu consentant de sa fin gastronomique. Puis les lèvres qui se posent sur la coquille comme un baiser d’accueil et le corps qui se glisse dans le flux salivaire pour provoquer ce petit claquement de langue, expression certaine d’un plaisir retrouvé.

Elle oublie le contenu de sa propre assiette pour apprécier l’instant où elle regarde Paul déguster sans taire ni cacher son plaisir. Elle aime regarder les gens qui aiment. Dans la continuité du repas, ils parlent. Ils parlent de toutes ces années où ils ont vécu séparément une autre vie. Des vies garnies comme des sapins de Noël de belles boules lumineuses et colorées, mais aussi des boules grises même noires des jours de galère et de tristesse. Paul parle de son mariage, parle de ses fils qui, comme il le dit un peu vite, vivent leurs vies. Une vie où il n’est guère présent. Il n’en tire pas de rancœur, juste un peu d’amertume. Béatrice parle aussi de sa vie, de ses joies et des peines et bien sûr de son veuvage. Elle élude un peu de parler de sa fille. Paul sent bien que parler de tout cela lui coûte, comme si elle avait honte des moments tristes qu’elle a vécus. Sans parler directement d’elle en particulier, il lui explique combien il est toujours plus facile de parler de nos joies et de nos bonheurs plutôt que de nos tristesses. Comme si elles étaient la conséquence de nos faiblesses, de nos inaptitudes. Il lui explique que le bonheur que l’on peut apporter à l’autre n’efface pas sa tristesse, il ne la laisse pas seule. Il relativise seulement la place que bonheur et tristesse peuvent et doivent se partager dans la vie d’un esprit sensible. Elle sourit en l’écoutant, confiante. Elle sait qu’au fil des jours à venir, elle pourra parler, lui parler. Pour lui, pour elle, pour eux. Parler pour unir leurs pensées, les mettre dans une même tonalité comme on accorde les instruments dans un orchestre.

Peu d'affluence dans le restaurant en ce début d'automne. La serveuse a pris le temps de faire place nette sur les tables avant de servir le café. En laissant refroidir et en dégustant le breuvage, Paul et Béatrice laisse filer le temps. Ce temps qu'il les a désunis, qui aujourd'hui les met face à face. Ils le laissent filer lentement comme une richesse que l'on croit inépuisable, sans fin. Ils parlent des nuages qui courent dans le ciel, ils parlent de leurs enfants, pour à travers eux parlent d'eux-mêmes. De cette représentation que nous laissons pour perpétuer l'histoire. Nos enfants, ces êtres différents de nous que nous espérons à notre image et qui ne ressemblent qu'à eux-mêmes. Ces entités qui nous échappent pour être - du moins l’espérons-nous ainsi - des femmes et des hommes encore mieux que de nous-mêmes, comme si « mieux » avait encore un sens.

Paul se laisse guider sur le sentier escarpé de la côte rocheuse, le sentier des contrebandiers lui a précisé Béatrice. De temps en temps elle lui tend la main comme pour éviter qu'il ne tombe ou qu'il se perde. Ils ne parlent pas, mais le bruit de leurs pas sur le chemin caillouteux ponctue le bruit de la mer. Un morceau de rocher se décroche et rebondit entraînant d’autres dans l’escarpement. Un détour et le sentier s'élargit autour d'une large pierre plate, la table des naufrageurs explique Béatrice, c'est ici que des manants allumaient des feux pour induire en erreur les navires qui venaient s'échouer sur les rochers. Le pillage d'épaves a été une activité lucrative pour quelque malandrin.

Assis sur cette table, il regarde cette ligne d'horizon, sur laquelle on accroche les rêves d'infini. Le bruit des vagues, la digestion du délicieux repas, la douce chaleur d'un soleil voilé, tout les entraîne vers une douce langueur. Le bras de Paul enlace l'épaule de Béatrice Qui laisse glisser sa têtes de l'épaule contre le torse de son ami. Elle écoute ainsi le bruit de son cœur en harmonie avec le rythme des vagues et le chant du vent. Instants complices ou un homme et une femme peuvent communiquer dans le silence de mille bruits harmoniques.

En redescendant sur la plage de galets, le sentier se fait plus large. Le couple peut marcher côte à côte, les mains se croisent, se décroisent, s'emmêlent, s'étreignent. Elles partent conquérir une épaule, une taille. Elles se font douces ou fermes en congruence avec les mots qui supportent les pensées, les discussions, les points de vue.

- Paul, je te sens pensif pas totalement détendu. Que se passe-t-il ? N'es-tu pas bien ici face à l'océan, avec moi ?

Il laisse la fin de la phrase s'envoler dans le vent. Seule une pression sur l'épaule de Béatrice anticipe la réponse.

- Rassure-toi Béatrice, je suis bien, très bien. Je suis bien dans cet espace, dans ce paysage. J'aime ce vent qui m'apporte de la fraîcheur. Je suis bien avec toi, heureux de te sentir proche, de sentir ta main sur moi. C'est vrai, je suis pensif. C'est une déformation de mon esprit, une sorte de réticence au bonheur. Je suis bien, je me sens bien, je sens le bonheur à portée de ma main. Je sens le bonheur proche de moi, tu es mon bonheur.

Béatrice le regarde en souriant, se gardant bien d'émettre le moindre mot pour lui permet de continuer.

- J'ai un peu peur du bonheur, peur de le perdre, peur qu'il s'évanouisse avant d'avoir existé. Je perçois un chemin heureux devant moi, je suis confiant, mais j'ai toujours peur de ne pas avoir anticipé un obstacle. Les chocs de ma vie m'ont rendu craintif.

Les yeux baissés dans sa réflexion, Béatrice parle de sa voix douce à peine audible dans le murmure du vent, son regard lancé vers l’infini.

- Paul, moi aussi j'ai peur, moi aussi je suis craintive. Je ressens d'une manière très forte l'instant que nous vivons. Je pense que nous allons de l'avant, que nous devons avoir confiance, que nous devons nous faire confiance. Quel que soit notre âge, nous devons avancer, nous sommes contraints d'avancer, la vie nous entraîne, jusqu'au bout du chemin. C'est cette vie qui nous avait éloignés, chacun sur un chemin où nous avons rencontré les joies et les peines, jalons de l'existence. Puis dans la tristesse de la mort de Charles les chemins de nos vies se sont retrouvés l'espace d'une soirée. Puis j'ai eu envie de t’inviter, à venir ici, tu as eu envie de venir me retrouver. Tu es là, soyons heureux. Heureux d'être sur un même chemin. Nous ne devons pas avoir peur de l'avenir puisque nous vivons au présent. Prends-moi dans tes bras, embrasse-moi faisons encore battre nos cœurs.

Serrés l'un contre l'autre, ils se sentent uniques. Unique cœur vibrant dans le vent du large qui défait et reconstruit, unique corps voulant construire une nouvelle histoire dans un présent qui attend son futur. Paul se souvient de la phrase d'un ami qui lui disait :

- Associant nos malheurs et nos tristesses pour faire germer un petit bonheur qu'il ne sera que le nôtre.

Le reste du chemin est plus léger plus détendu. Parfois même, les oiseaux doivent taire leurs caquètements pour les laisser parler. Parler de, de leur histoire, de leurs histoires comme un compte-rendu d'activité après une si longue absence. Mélange d'informations, de réflexions, de questionnements, de toutes ces pierres blanches ou noires qui ont marqué leur vie. C'est drôle, triste ou simplement anecdotique, ce n'est que les prémices à d’autres discussions, à d'autres réflexions.

Paul ne sait plus quel chemin il a suivi, comment Béatrice la guidé, mais il constate que ses pas l’ont amené sur le parc de stationnement, juste devant la petite voiture bleue. Calmement Béatrice quitte cet espace pour s'engager sur l'avenue. En chemin, elle commente les lieux pour Paul qui découvre la région. Bientôt la voiture s'arrête une place qui lui est dédiée dans la résidence où habite Béatrice. Un hall accueillant, la porte vert bronze est déverrouillée et poussée, elle lui dit en riant :

- Bienvenue dans ma tanière, que ce lieu soit aussi un peu le tien.

- Merci pour ce « bienvenue ». Je suis heureux d'être chez toi, avec toi. Mais le mot tanière n'est pas très approprié puisqu'il se réfère au lieu de vie des bêtes sauvages. Or tu ne me parais guère sauvage et si tu n'es pas totalement apprivoisée, peut-être es-tu apprivoisable ?

- Ah çà, je suis sans doute plus sauvage que tu ne penses, quand à être apprivoisable, ce serait cela dépendra de ton talent.

En riant Paul examine les lieux, les objets, le choix des couleurs - beaucoup d'Orange, d’ocre et de vert -. Il remarque les fleurs sur la table, l'ordre parfait dans l'entrée ou dans le séjour, il se sent attendu.

Devant la table basse ou fume un thé parfumé au jasmin, ils se sont assis face à face. Un instant, ils ne communiquent que par les regards, étonnés d'être là, surpris par cette sensation de plénitude. Paul déguste une gorgée de thé après l’avoir respiré, repose délicatement sa tasse de porcelaine, il a reconnu la marque de fabrique : Havilland. Il se lève et vient s'asseoir à côté de Béatrice. Elle lui sourit et écarte les bras en guise d'accueil.

- Paul, dis-moi que je ne rêve pas, que tu es bien là ?

- Chut ! Restons dans ce rêve. Ce moment-là, je l'ai tant attendu que moi aussi je le sens irréel. Serre-toi contre moi.

Paul la laisse se blottir dans ses bras, doucement avec des mouvements mesurés les lèvres se rejoignent dans un baiser où la tendresse s'irradie de lèvres en lèvres sur deux bouches avides de la sensualité de ce contact retrouvé.

En gardant les mains sur les joues de Paul, elle rit en lui disant :

- Quel âge avons-nous ? J'ai l'impression d’être dans l'année de notre premier flirt.

- Oui, quel âge avons-nous ? Nous nous embrassons comme deux adolescents avec une conscience d'adultes et c'est cela qui donne du merveilleux à ce que nous vivons en ce moment.

- Embrasse-moi encore !

Dans la tendresse du baiser, elle sent les mains de Paul commencer une danse sensuelle sur son corps. Impertinentes, curieuses, douces. Elle soupire lorsque la pulpe de ses doigts se glisse sur la peau de son sein, comme si elle découvrait une sensation qu'elle croyait oubliée, comme si passé un certain âge il était indécent d'avoir des gestes d'amour de découvrir le corps de l'autre. Elle aussi laisse courir ses doigts, ils se glissent entre les boutons de la chemise, effleure une toison parsemée sur un torse encore fort. Leurs gestes se font lents, dégustation d’un éclat de vie qui restera gravé dans la mémoire de leur histoire commune.

Le soleil est au couchant, il irradie de rouge les nuages bas, lorsqu'ils se lèvent du canapé, un peu enivrés de ce moment de partage. Béatrice l’entraîne pour lui faire visiter l'appartement suffisamment grand et confortable.

- Dans quelle pièce vas-tu m'installer ? Demande Paul.

- Oh ! Excuse-moi j'ai oublié de préparer une chambre pour toi. Tant pis, je te ferai une petite place dans mon lit, il est suffisamment large et je crois que nous avons passé l’âge de l’hypocrisie.

Paul derrière elle la serre dans ses bras et sa réponse n'est qu'un baiser sur ses cheveux.

- Viens sur la terrasse, j'ai préparé un buffet froid pour ce soir. Tu devrais mettre un pull pour ne pas prendre froid. Paul sourit à cette phrase maternelle, phrase des pauvres gens comme le chantait Léo Ferré. Il la suit, confiant. Qui sont-ils ? Des amants de passage ? Un couple qui se retrouve après un long voyage ? Il regarde la lune qui en dansant sur un nuage lui fait un clin d'œil pour lui souhaiter une bonne et belle soirée.

Nous ne saurons pas si les voisins furent étonnés d'entendre de nouveaux murmures venant de l'appartement de Béatrice ce soir-là. Mais la nuit était déjà bien avancée lorsqu'ils s'endormirent blottis en un seul corps sous la couette encore bruissante de tant d’émotions partagées.

© Pierre Delphin – juin 2011