Tous les matins elle passe dans ce bistrot pour prendre un café. Plus qu’une habitude, un rite. Il est toujours 8h30 précises lorsqu’elle pousse la porte, souriante en disant clairement :
- Bonjour Claude !
Elle l’aime l’entendre répondre :
- Bonjour Mademoiselle Élisabeth, comment allez-vous ce matin ?
Phrase banale, attendue, indispensable. Invariablement elle répond :
- Bien, tout va bien !
Là encore, le rituel de la réponse fait écho au rituel de la question. Bien, tout va bien se répète-t-elle pour elle-même. Son sourire s’efface.
– Vous avez l’air soucieuse ce matin Mademoiselle Élisabeth, quelque chose ne va pas ?
– Non, non, rien d’important, j’étais en train de réfléchir.
Ah ça pour réfléchir, elle réfléchissait ! Elle avait le temps de réfléchir entre 6h du soir et 8h15 le matin, heure à laquelle elle tournait la clef pour aller via le bistrot, rejoindre la médiathèque où elle est bibliothécaire.
Les quelques minutes passées dans le bistrot de Claude dont les petites bulles d’un élixir de douceur qui lui donnent de l’énergie pour sa journée. La journée faite de classement des livres, de rangement, mais aussi de discussions. De beaucoup de discussions avec ses collègues bien sûr, mais surtout avec ses clients. Elle aime appeler ainsi tous ceux qui, régulièrement, viennent chercher dans les livres qu’elle propose, des moments d’évasion, de culture, d’enrichissement. Elle aime parler avec eux du plaisir de lire, elle aime partager avec eux des points d’analyse sur un ouvrage, comprendre leur différence d’appréciation. Elle est toujours étonnée de la variété des formes de lecture pour un même livre, un même texte. Elle aime ces différences d’appréciation. Pour elle, ce n’est pas source de conflit, mais d’enrichissement. Elle se sait plus forte après l’écoute d’un point de vue différent du sien.
Le passage dans le bistrot le matin n’est pas indispensable certes. Il est incontournable. Elle ne peut pas entamer sa journée sans passer par là. Quelques minutes différentes, d’une autre tonalité, d’une autre couleur. En apparence il ne se passe rien de particulier, pas de quoi en écrire un roman ni même une nouvelle ! Pas de quoi perdre du temps pour en parler. Parenthèse de vie ou ponctuation de la journée, elle n’imagine pas que sa journée commence autrement.
Hier au soir, elle a passé la soirée dans la banalité tranquille de sa vie. Un peu de rangement dans une pièce et de dérangement dans l’autre. Elle avait dit un jour à une amie qu’elle découpait son temps libre en deux temps. La moitié pour ranger ce qu’elle avait dérangé pendant l’autre moitié. Les objets, les livres, les revues changeaient régulièrement de place, sorte de frénésie du mouvement qu’elle impose aux objets de son environnement. Elle savait aussi se poser. Hier, un grand verre d’eau citronnée à la main, elle a pris place dans son fauteuil face à la porte vitrée du balcon. Elle a feuilleté plusieurs revues qui étaient là en attente de son attention. Elle a survolé quelques articles, puis lu avec une attention plus soutenue deux articles traitant de la notion de don entre les personnes et tout ce que cela implique. Le premier était une synthèse de l’« Essai sur le don »de Marcel Mauss. Le second, une analyse plus contemporaine d’Alain Caillé. Le don et particulièrement ce qu’il représente dans l’implication des personnes pour la vie publique était un de ses sujets de réflexion. En particulier lorsqu’elle regardait parader les personnages politiques, pantins pixélisés sur son écran. Puis l’heure venant elle avait laissé défiler le journal télévisé. Informations banales puisque ce soir-là les journalistes n’avaient même pas de drame à exposer à la convoitise d’un public avide.
Repas frugal sur son plateau : potage, jambon, fromage, pomme. Rien de très gastronomique, mais le potage était délicieux et les règles de diététiques respectées. C’est à ce moment précis que chaque soir sa solitude devenait douleur. Instant fatidique quand le jour s’éteint, au moment où le corps se pose, ce qui avait été acceptable tout au long du jour, parfois même espéré, devient inenvisageable. Et pourtant…
Ce qui lui manque, c’est moins la présence de quelqu’un que le désir de pouvoir partager ses pensées. Parler de ses lectures et du retentissement qu’elles ont en elle. Parler des informations, de la vie en général. Comme elle le fait souvent à la bibliothèque mais avec une discussion plus intime, plus approfondie, plus sincère. Sans pudeur sur les pensées que l’on éprouve et sur les sentiments que l’on ressent. Depuis longtemps elle avait appris à distinguer la solitude de la privation de recevoir un mot, un geste, la chaleur de la présence d’une personne espérée ou fantasmée, et de la solitude, et c’est celle-ci qui lui pèse vraiment, de ne pouvoir donner par elle-même ce mot, ce geste, sa propre présence. Elle se sent capable de tant donner. De soulager par ses propres mots, par ses propres gestes des souffrances que d’autres peuvent éprouver.
Elle pense souvent à cela, à cette absence, à ce manque. Mais elle pense aussi et de manière conjointe à ses amies souvent trop mal accompagnées par des hommes qui n’ont que peu de choses à leur dire et surtout rien à écouter d’elles. Pour elle la vie à deux n’était que dons réciproques, équilibres subtil entre une sensualité verbale et une sensualité gestuelle. Contact stimulant entre les corps et les esprits. Mais tout ne s’était pas passé tel qu’elle l’avait souhaité.
Elle n’a pas vu la porte s’ouvrir. Elle a juste senti son frôlement lorsqu’il s’est assis à la table à côté d’elle. Il a commandé un grand café. Attentive, elle l’a regardé boire. Délicatesse dans son geste élégant. Son visage sans sourire n’a rien exprimé. Pas de frémissement de satisfaction quand le fort breuvage a glissé dans sa gorge. Rien. Il est comme absent de son propre corps. Son bras redescend souplement poser la tasse. Son regard voyage vers quels souvenirs ? Quelles incertitudes ? Elle sait qu’il a perçu son regard, elle baisse les yeux pour les relever aussitôt. Elle voit sur son corps un frémissement, oh un très léger frémissement et son visage esquisse un mouvement, une crispation qui pourrait s’apparenter à un sourire. Sourire léger pour exprimer la satisfaction d’être ici à ce moment-là. Sourire de sérénité et de bien-être, presque un soupir. Elle tourne la tête avec un regard plus insistant, surprise par ce calme, ce regard devient indiscret. Lentement, comme un automate bien huilé, il tourne doucement la tête vers elle. Sur ses lèvres, le sourire s’amplifie. Oh, peu de chose, juste pour ressentir que ce sourire est destiné à elle, rien qu’à elle.
Mais pourquoi n’est-elle n’est pas surprise quand il pose sa main sur la sienne ? Cela commence comme un frôlement. Une plume qui se pose. Puis elle sent la chaleur qui se diffuse dans ce contact. Alors, la main se fait plus lourde, plus virile. Elle sent sa peau, le regarde. Elle ne l’évite pas et sa propre main se love dans cette main qui l’éteint. Elle sent le flux sanguin battre le long des doigts forts, vibrer dans la paume comme des lignes de vie qui passent et que l’on échange.
Elle ne ressent pas de gêne lorsque les yeux de l’homme viennent chercher au fond des siens une approbation, une connivence. Elle est juste étonnée de ressentir que son cœur battre à peine plus fort que d’habitude face à ce geste qu’elle aurait qualifié d’audacieux ou importun la veille et qui lui semble si naturel aujourd’hui.
Elle n’est donc pas étonnée et à peine émue lorsqu’elle le voit déposer quelques pièces sur la table en esquissant un mouvement pour se lever. C’est sans étonnement qu’elle s’entend répondre :
- Oui je viens
Lorsqu’il lui dit d’une voix claire et douce :
- Accompagne-moi.
Ce n’est pas un ordre, pas plus une demande, mais une proposition pour laquelle seule la réponse positive est envisageable. Elle se lève, sa hanche cogne la sienne.
Elle n’est pas surprise non plus quand, dès les premiers pas dans la rue, il lui prend la main. Un instant, un court instant, leur pas reste en suspens. Comme un arrêt sur image. Les deux visages dans un mouvement symétrique se tournent, les yeux échangent des pensées complices. Elle ébauche un sourire qui dit :
- Je suis folle.
Mais son sourire poursuit :
- Que c’est bon de l’être !
Avec une impulsion sur son bras, elle entend sa voix grave lui proposer :
- Traversons le parc !
Elle suit son mouvement, non pas docile, mais animée d’un projet inconnu mais déjà partagé. Derrière eux, le portillon claque d’un petit bruit sec, métallique, comme la porte d’une cellule qui s’ouvre sur un espace végétal. Les bruits des jeux des enfants attirent un instant leur regard et leur écoute. Serrant la douce main féminine dans la sienne, il lui demande :
- Parles moi de toi.
Le ton n’est pas impératif, seulement un souhait, l’émission d’un besoin.
– Que veux-tu savoir ?
A la question, son regard devient rieur.
– Seulement ce que tu as envie de me dire, de me confier, j’ai envie de te connaître, mais je veux que tu sois en confiance.
Elle lui dit qu’elle s’appelle Élisabeth. Elle parle de son métier. Elle ébauche quelques traits de sa vie, ne parle pas de sa solitude. Elle parle de ce qu’elle aime. Elle s’étonne de s’entendre évoquer ses valeurs, son éthique. Elle parle d’honnêteté, de tolérance, d’acceptation des différences. Puis elle en parle. Au détour d’une phrase, elle évoque sa solitude, ses amis trop lointains. Elle se sent surprise de s’écouter ainsi parler de choses personnelles à un homme qu’elle ne connaît pas. Que se passe-t-il ? D’où vient ce besoin, cette acceptation ? Mais peut-être est-ce parce qu’elle ne le connaît pas qu’elle prend le risque d’être sincère. Ils marchent côte à côte, elle sent la main qui tient la sienne, chaude, forte. Elle est bien. Il ne réagit à ses propos que par onomatopées ou par des questions courtes qui marquent son attention et relancent et réactivent la parole. Elle se sent écoutée comme elle a peu souvent été, et ce sentiment la réchauffe et la réconforte comme si cela était un désir oublié. Elle continue son propos de sa voix lente, très distincte, conteuse sur le bord du lit d’un enfant.
La pensée que la bibliothèque a été ouverte sans elle ne l’effleure même pas. C’est à peine si au fil des pas ils perçoivent la beauté du parc, les parents, les nounous, les grands parents qui promènent les enfants qui chahutent. Ils passent au travers de ces instants de vies en parlant de sa vie à elle, comme de l’héroïne d’un conte de la vie ordinaire. Ordinaire et merveilleuse de l’être. Au pied d’un grand cèdre elle cesse son pas. Brusquement. Au regard étonné de l’homme elle dit :
- Tu m’as fait dire… enfin j’ai dit beaucoup sur moi-même, mais toi, qui es-tu ? Un intrigant, un séducteur…
Il sourit, il avait envisagé et craint cette question, à lui pour qui il est plus facile d’écouter que de parler. Elle écoute à son tour la réponse faite de cette belle voix grave :
- Un intrigant ? Non je ne crois pas être cela. Un séducteur ? Oh, si seulement cela pouvait être vrai !
Un rire s’échappe du fond de sa gorge dans un bruit bizarre, mais déjà il poursuit :
- Séducteur, je crois que oui, d’ailleurs, chacun d’entre nous est toujours en situation de séduction. Séduire, c’est entrer en communication avec l’autre, aller sur les chemins de sa pensée, de ses besoins, l’accompagner pour lui dire le plaisir que l’on a d’être ensemble. Alors oui, je cherche à te séduire, à ce que tu sois bien avec moi, à ce que j’ai le bonheur de ta compagnie. Je ne veux pas te choquer.
- Non tu ne me choque pas, bien au contraire. Mais la séduction est une graine qui demande beaucoup de chaleur, beaucoup de clarté pour se développer et pour fleurir.
- J’ai la patience du jardinier et je sais espérer les fleurs lorsque le terreau est fertile !
Elle a une pensée satisfaite pour cette métaphore en posant sa main sur l’épaule de l’homme. Elle lui précise sa question :
- Alors, vous Monsieur le séducteur, d’où venez-vous, où allez-vous ?
Elle entend le prénom de Jean. Elle entend des morceaux de vie. Elle perçoit la sincérité des propos. Elle l’écoute parler de ses propres valeurs, de sa propre solitude comme un écho à la sienne. Elle le regarde quand il parle, elle voit ses yeux qui confirment les propos en s’élevant à la recherche des pensées.
C’est en passant devant la porte du parc que son regard effleure le cadran de sa montre, la tirant sur le parterre de la réalité. En se tournant vers Jean elle lui dit d’une voix presque tremblante :
- Je dois aller, je suis désolée, je suis bien ici, mais je dois aller.
Il la regarde, ses yeux sont transformés comme ceux d’un homme qui vient de perdre au jeu. C’est un profond désarroi que son visage exprime. De son sac elle tire une carte, elle la glisse dans la poche de Jean. Il entend juste :
- Prends l’initiative... si tu le veux !
Il ne répond pas directement, mais il lui dit :
- Alors à ce soir, belle journée !
Il sent un baiser se poser sur sa joue puis il la regarde s’éloigner tel un papillon passant de fleurs en fleurs. Il s’assoie sur un banc, il pense déjà à ce soir.
© Pierre Delphin – mars 2011