Une heure déjà. Attendre. Encore attendre. Elle croyait avoir pris l’habitude d’attendre, en vain. Ces instants étaient toujours douloureux. Impatiente, non pas vraiment. Seulement elle n’aime pas être dans l’incertitude de l’instant. Viendra-t-il ? Elle observe sans regarder, quelques bulles de mousse qui viennent crever à la surface de son café. La tasse blanche lui chauffe les doigts, agréable chaleur. Ses yeux sont perdus dans le vague ses pensées. Viendra-t-il ? Elle est seule dans le bistrot, seul le patron, indifférent, qui rince quelque vaisselle dans le clapotis de l’évier. D’autres clients sont passés, furtifs, un café rapidement bu, salut Claude, à demain. Des habitués. Elle sent le regard du patron qui par instant se pose sur elle. Que pense-t-il ? Qu’importe. Elle n’aime pas attendre, elle a un livre dans son sac, mais elle n’en n’a pas envie. Pas envie de partager l’histoire des autres. Seule son histoire est importante. Importance dans une vie qu’elle sent triste. La porte s’ouvre enfin. Seulement un homme avec sa casquette de travers qui entre. Salut Claude ! Un petit noir s’il te plait. L’attente reprend. Elle sent le café qui, chaud, glisse dans sa gorge. Elle aime son goût, sa force. Elle regarde la porte, immobile, pose sa tasse.
Attendre. Il lui semble que sa vie est une attente du jour où elle sentira le bonheur danser dans sa tête. Attente du jour où une main prendra la sienne pour l’entraîner en courant dans un champ de fleurs. Un printemps éternel… Mais sait-on toujours ce que l’on attend ? Elle n’ose pas, même pour elle-même, donner un sens trop précis à son attente. Elle a peur ainsi de se créer des regrets, des amertumes. Elle s’imagine à la croisée de deux routes. Sur l’une, un panneau indique : « Rires », sur l’autre : « Larmes ». Vers quel chemin le vent de la vie va-t-elle la pousser ? Elle sourit à cette image, écoute le silence de la salle du bistrot. Déjà 10h15. Il avait dit 9h30. À 9h15, elle était déjà là.
La semaine dernière, un soir d’ennui, cet ennui du soir pesant comme une chape lourde, rigide, elle s’est installé comme souvent devant son ordinateur. Palliatif à l’ennui, quelques clics sur les touches sombres, l’écran s’illumine, des noms, des photos défilent, impersonnelles. Un nom lui revient en mémoire comme une image flétrie qui s’échappe accidentellement d’un livre. Les doigts hésitent puis assemblent les lettres sur le clavier. Rechercher. Seconde d’attente, seconde éternelle, une photo apparaît. C’est lui. Déjà vingt ans, même un peu plus. Il n’a pas beaucoup changé. Sourire, la photo est peut-être ancienne. Case : « Envoyer un message ». Ses doigts s’agitent : « Bonsoir, je t’espère heureux, Isabelle ». Elle a voulu son message bref, une sorte de signe de vie, une bouteille à la mer. Peut-être ne répondra-t-il pas. Peut-être n’aura-t-il pas envie de répondre, de reprendre le contact. Vingt-deux ans, sa mémoire vient de terminer le calcul, précis. Leur relation n’avait duré que quelques mois. Elle avait été amoureuse, sans doute, mais sans plus. Ils s’étaient quittés au détour d’un chemin où leurs deux vies bifurquaient. Sans amertume. Elle avait été triste, un peu. Puis l’image de cet homme s’était rangée d’elle-même dans le livre des souvenirs de la mémoire. Depuis d’autres sont venus, mais ce soir-là le nom avec l’image est tombé sur son clavier. Hasard ? Nécessité de retrouver des liens de ce qui avait été beau dans sa vie.
Sa vie elle a marqué un point d’arrêt six mois plus tôt. Un soir, c’était un vendredi, en rentrant, elle a trouvé un billet : « Je pars, c’est fini ». Il n’avait même pas signé. Elle savait que rien n’allait plus entre eux. Dans l’indépendance réciproque avec laquelle ils avaient organisé leur vie de couple, ils étaient arrivés à l’indifférence. Comme ça, sans savoir pourquoi. Ce départ n’était que l’étape finale à la séparation de leur pensée, à la perte de leur amour. Elle n’avait pas souffert. Enfin pas de son départ. Seule la solitude lui était douloureuse. Le soir surtout. Heureusement la fée internet lui tenait souvent compagnie. Compagnie virtuelle de relations décharnées, sans âme. Évasion vers d’autres horizons, regards étonnés à travers la fente de la vie des autres, voyeurisme attendu. Et puis ce soir-là, les réseaux sociaux, puis cette photo sur l’écran, vingt années qui s’effacent, le message, une main qui se tend vers l’écran.
Ce n’est que deux jours plus tard que la réponse est arrivée : « Merci pour ton message, cela me ferait plaisir de te revoir. Pouvons-nous nous rencontrer mardi prochain à 9h30 au bistrot -Le Bienfait- rue François Dauphin dans le 2ème, Bises, Alain ». Il ne lui avait même pas demandé si elle était disponible ! Il était déjà comme cela il y a vingt ans. Elle serait disponible.
Ce matin elle était disponible, dans cette attente, longue, énervante. Elle scrute sous le bord de son chapeau qu’elle n’a même pas pris la peine de retirer. Elle attend comme une proie qui guette son chasseur. Quelques secondes ses yeux se sont baissés sur la tasse vide, froide. Quand elle lève la tête, il est là devant elle, souriant. Il balbutie : « Désolé pour mon retard, un accident, enfin un accrochage, sans gravité ». Dans sa main, il y a une fleur enveloppé de cellophane, une rose, rouge, éclatante de beauté. Il la lui tend en approchant les lèvres de sa joue. Tendre baiser qui s’attarde. Il s’assoie, lui prend les mains : « Parle mois de toi ». Elle regarde ses yeux, ils sont doux embués de bonheur. Son cœur s’emballe…
© Pierre Delphin – février 2011