Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
L'écritoire du baladin
L'écritoire du baladin
Archives
2 février 2011

Les patineurs

Encrés dans l’eau grise d’une flaque, les roues des patins dessinent sur les dalles blanches de la place des arabesques vertigineuses. Le chaud soleil de l’été indien les efface en les vaporisant, avant que d’autres adolescents viennent en tracer d’autres plus folles encore. Assis à la terrasse du bar de la Coupole, comme tous les après-midi, Alexandre boit un panaché bien frais. La mousse lui dessine une moustache blanche. D’un revers de manche il chasse l’impertinente. Chaque jour, il sourit et applaudit les exploits en regardant les figures de style de ces gamins. En fait, il n’a que quelques années de plus qu’eux. Son corps se tend parfois quand un adolescent est en rupture d’équilibre. Peur qu’i se « ramasse », qu’il se fasse mal. Alexandre a toujours eu peur de la douleur.

Un instant ses paupières en glissant viennent obscurcir l’image de la place en créant un crépuscule artificiel. La somnolence détend son corps et ses muscles dans un relâchement confortable laissent aller ses bras ballants. Son corps s’endort un instant, mais dans son esprit la veilleuse de sa mémoire égrène des photos. Des photos, et plus encore… Le film de cette soirée.

- Viens avec nous samedi, nous allons nous amuser, nous allons danser !

Il avait tenté de rétorquer :

- Non, je ne peux pas, j’ai trop de travail.

Mais Julien avait insisté :

- Allons laisse un peu tes bouquins, laisse tes cours, laisse toi aller, viens avec nous.

Puis Julien avait ajouté comme une estocade :

- Tu sais, les filles te trouvent très sympa, mais trop sérieux. Tu penses plus à ton travail qu’à elles !

Il s’était juste entendu répondre :

- D’accord, je vous rejoindrai au Seventies Blues vers dix heures.

Cette phrase, il l’avait entendue comme si elle s’était échappée de lui-même, autonome. Julien lui avait tapé sur l’épaule en lui précisant, avec un clin d’œil, qu’Isabelle viendrait avec des amies de la fac.

Cette soirée avait bien commencée dans une bonne humeur générale. Quelques danses avec Margot la meilleure amie d’Isabelle. Enfin une des meilleures amies d’Isabelle. Puis il avait parlé avec Margot. Ils avaient parlé de musique, de chanson, de la qualité des textes de chansons. Ils avaient même fredonné ensemble. Puis ils avaient parlé littérature, poésie, ils avaient parlé de la vie, de celle d’aujourd’hui, de celle à venir. Puis sa main dans l’ambiance sombre et bruyante avait effleurée la main de Margot. Elle lui avait dit :

- J’aime bien comme tu parles.

- J’aime bien être avec toi.

Est-ce tout de suite ou est-ce plus tard que leurs lèvres s’étaient rencontrées ? Il ne sait plus mais quelle importance ? Il ne sait plus comment ils ont évoqué le projet de se revoir. Mais il sait que les yeux de margot ont brillé comme des étoiles quand ils ont parlé. Il sait que son cœur a battu fort en emballant son esprit.

Puis Georges est venu à la table avec une bouteille de whisky. Où l’avait-il prise ? Au bar sans doute. D’autorité il les avait servis. Un demi-verre pour les filles, un plein verre pour les garçons. C’était beaucoup pour lui qui ne buvait jamais d’alcools forts. Mais l’entraînement, faire comme les autres, en trois gorgées, quatre peut-être, il a tout bu. Georges l’a resservi.

Plus tard quand il a dansé avec Margot, elle n’pas voulu terminer la danse. Tu as trop bu lui a-t-elle dit, allons nous asseoir. Quand il a voulu partir avec elle, elle a dit non. Non tu es trop saoul ! De dépit, il a quitté la boite de nuit. Margot, Isabelle, Julien et même Georges ont voulu le retenir. Tu n’es pas en état, lui ont-ils dit. Reste encore un peu. Pas en état, pas en état, et Margot qui ne voulait pas venir avec lui… Il est parti. Son scooter semblait trembler en démarrant. Il ne croyait pas l’allé de cette boite aussi longue ! Puis la route, un virage, une descente qui accélère la vitesse. La courbe en bas. Deux phares qui l’invitent pour une lumineuse promenade. Cette lumière intense, ses yeux se ferment, le noir.

Cette chambre, blanche, calme. Cette femme en blanc, une main sur son poignet, l’autre sur son front. Quelques explications. Puis ils sont entrés : Julien, Isabelle, derrière Margot. Leurs visages sont graves, gris atterrés. Ils esquissent un sourire. Dans le sourire de Margot il lit un reproche, une tristesse. Le début d’une histoire qui s’envole. Ils viennent d’apprendre pour la colonne vertébrale. Brisée. Aucun jury ne s’est réuni pour la condamnation : Chaise roulante à perpétuité, sans remise de peine.

Sa chaise roulante, elle est belle, rouge, motorisée. Il a de la chance, ses amis, Julien, Georges, Isabelle viennent souvent bavarder avec lui. Parfois même, ils jouent au scrabble. Il a revu Margot aussi, elle l’a fortement embrassé sur les deux joues. Elle lui a présenté un copain qui lui tenait la main.

Il regarde les jeunes avec leurs patins et les belles arabesques sur les dalles de la place. Lui aussi aimait patiner sur cette place… Il faut qu’il rentre, l’après-midi s’achève et sa chaise ne va pas très vite.

© Pierre Delphin – octobre 2010

Publicité
Commentaires
L'écritoire du baladin
Publicité
Derniers commentaires
Publicité