Aujourd’hui 16 janvier 0047
Paul a posé le pied sur le plancher de la chambre en se frottant les yeux. Son sommeil a été lourd, peu réparateur. Il se lève et marche en automate jusqu’à la cuisine. Il se sent fatigué, triste la soirée a été particulièrement terrible, éprouvante. Seul le bruit chuintant de la bouilloire donne une impression de vie dans l’appartement. Il sort le pain puis le range ; il n’a pas faim. En avalant la première gorgée de café, il entend le pas trainant de Claudine dans le couloir ; il ne se retourne pas lorsqu’il sent sa présence derrière lui. Tout son corps lui semble froid. Elle s’installe à coté de lui sur le plan de travail, avec ses gestes automatiques elle prépare son thé. Il tourne la tête vers elle, son regard est fermé, dur. Hargneux il murmure d’une voix grave :
- Tu pourrais dire bonjour !
Un haussement d’épaules lui répond, les sourcils relevés, Claudine tourne vivement la tête et dans un geste téléguidé pose une bise rapide, froide sur la joue à la barbe piquante. Paul cherche à la prendre par les épaules pour lui donner son baiser matinal, mais d’un mouvement elle lui échappe, d’un vol incertain, ses lèvres effleurent la joue en larguant un ersatz de baiser. Il lui fait remarquer :
- Tu continues à faire la gueule ! Remarque, il y a de quoi, mais c’est quand même toi qui as cherché la bagarre hier.
- Oh, recommence pas, je ne supporte pas ça le matin.
- Moi, c’est tes silences que je ne supporte pas !
- Merde, je me suis brulée !
Claudine ouvre grand le robinet d’eau froide et secoue sa main sous le jet. Paul s’approche derrière elle :
- Fais voir.
- Fous-moi la paix !
- Arrête, nous sommes en plein dérapage, où va-t-on ?
- Je n’en ai plus rien à foutre de savoir où on va ! J’en ai marre !
Un silence opaque s’installe, juste troublé par les bruits de déglutition. Chacun nettoie son bol. Le menton avancé de Claudine exprime sa forte colère. D’un geste violent qui surprend Paul, elle jette avec fracas le bol sur le sol carrelé de la cuisine et file en pleurant dans la salle de bain. Dépité, Paul ramasse soigneusement les morceaux épars et va s’assoir sur un fauteuil du salon. Il se remémore la soirée de conflit et aussi tous ces derniers mois où les disputes, les accrochages se sont faits de plus en plus fréquents, violents lourds à supporter.
A son arrivée vers six heures, l’accueil de Claudine avait été sans chaleur particulière, elle finissait son panier de repassage. La veille, ils avaient eu un différend pour la programmation d’un week-end dans la famille de Claudine. Sans discussion avec sa femme, Paul est allé s’installer dans son bureau qui lui sert de refuge, de havre de paix. Une pile de courriers en retard l’attendait dans l’élégante corbeille en cuir posée sur son bureau. Des factures à régler, des réponses à donner, un devis pour refaire la salle de bains à analyser. Rien de particulièrement excitant après une journée avec des dossiers comptables compliqués et un patron toujours pressé. Même son ami André râlait ce jour là ! Il s’acquitte de tout cela afin de se mettre à jour. Un moment il ouvre sa revue « Esprit » reçue deux jours avant. Il lit un moment un article de fond sur l’histoire des relations au Moyen-Orient et la génération des conflits, mais ses soucis professionnels et encore plus ses soucis de couple occupent tant de place dans sa tête que sa lecture est inefficace. Il pose la revue et prend un livret de mots croisés. C’est sa thérapie de réactivation de son cerveau.
Brusquement la porte s’ouvre, Claudine entre. Un instant elle le regarde comme ébahie, la bouche ouverte avant de lancer :
- Tu es vraiment dégueulasse !
- Qu’est-ce qui te prend, tu pourrais être polie !
- Oui, c’est ça, je pourrais être polie ! Je me crève à m’occuper de l’appartement et toi tu fais des mots croisés.
- Tu n’as qu’à demander, je t’aiderai !
- Tu te comporte comme un gamin, à qui il faut demander pour qu’il fasse quelque chose.
- Ecoute, tu me casse les pieds ! Quand je fais les tâches de maison par moi-même, tu es toujours en train de critiquer que ce n’est pas comme ci, que ce n’est pas comme ça !
- Tu n’as qu’à faire les choses correctement ! Tu fais tout de travers, pour te débarrasser.
- Pour Madame, faire correctement, c’est faire comme toi, comme tu le fais, comme le faisait ta mère !
- Laisse ma mère tranquille. Elle est morte. Laisse la où elle est !
- Bon, dis-moi ce que tu veux que je fasse ?
- Passe l’aspirateur dans la salle de séjour et dans l’entrée. Après tu donneras un coupe de serpillière, c’est plein de tâches.
- Est-ce que tu te rends compte que tu me parles comme si j’étais ton domestique. Il faut peut-être que je mette un petit tablier blanc ! Je n’apprécie pas du tout que tu me parles comme ça ! Tu m’emmerde !
- Oh toi aussi tu m’emmerde, tu ne fais pratiquement rien dans cet appartement, c’est moi qui me tape tout le boulot !
En haussant les épaules, et en levant les bras au ciel Paul s’est emporté :
- Je n’ai vraiment pas envie de participer à ce travail dans ce climat de nos relations. Je vais le faire par nécessité et pour que tu me fiches la paix !
Paul s’acquitte le ces tâches honnêtement en considérant qu’il a lavé un sol qui était déjà propre. Ces nettoyages répétés sont pour lui des tâches qui ne lui semblent guère utiles. Il préférerait prendre plus de temps pour discuter, et éventuellement aller faire un tour dans le quartier. Il se souvient des premières années de mariage, temps merveilleux d’échanges, de bavardages, de rigolades. Comme tout cela est loin, comme effacé dans les brumes du temps. Comment et quand le dérapage a-t-il eu lieu ? Quelles ont été les causes ? Causes internes ; En quoi ont-ils chacun leur propre part de responsabilité ? Causes externes ; la pression du travail ou d’autres événements ?
Pendant qu’il termine sa tâche ménagère, Claudine est en cuisine pour préparer le repas. Il est obligé de la déranger pour rincer la serpillière. Il continue son activité familiale en mettant le couvert sur la petite table de la cuisine. Claudine pose les plats sur la table machinalement comme si elle faisait le service d’une cantine. Il sent que son irritation et sa colère sont en ébullition dans sa tête. Dans sa hargne, elle n’a pas mis d’application particulière pour préparer ce repas, elle si bonne cuisinière. Le repas insipide s’avale en silence, les seuls mots échangés ont été : - Passe-moi le sel. – Donne-moi du pain - La dernière bouchée avalée, ils se levèrent simultanément pour débarrasser les couverts. Paul constata que Claudine reprenait l’assiette qu’il venait de poser dans le lave-vaisselle pour la disposer d’une autre manière. Il haussa les épaules mais ne fit pas de commentaire.
Quand il est arrivé dans la salle de séjour, Claudine était déjà installée dans un fauteuil devant la télévision. Programme musical « Zygel » Le Romantisme. Où est le temps où leur relation était romantique ? Paul s’installe dans l’autre fauteuil en silence. Ce silence pesant qui couvre le son de la télévision. Claudine est là à un mètre de lui pourtant il se sent seul, il la sent seule. Quel est le chemin pervers qui les a conduits là ? Existe-t-il une sortie de secours ? Avec cette présence physique associée à cette absence affective, Paul est très mal à l’aise. Il se lève doucement, lâche un discret bonsoir ; il reconnaît lui-même qu’il n’y a aucune chaleur dans l’intonation de sa voix. Il va se coucher.
Dans le lit Paul s’allonge sur le dos les bras le long du corps, il se remémore les semaines et les mois passés. Cette sensation de divergence de routes qui se séparent inexorablement. Il n’a plus la force de retenir la fatalité. Les accrochages sont fréquents, maintenant quotidiens, toujours sur des banalités, sur des problèmes qui les auraient fait rire vingt ans plus tôt. Ce qui le trouble le plus, c’est son incapacité à définir l’origine de la situation. Quand et dans quelles circonstance a-t-il été, ont-t-ils été imprudents ? Il n'arrive plus à analyser objectivement si c’est lui ou elle qui est entré en divergence. Est-il fautif ? Il ne se sent pas fautif. Est-ce elle. ? Se sent-elle fautive ? Sans doute, non ! N’ont-ils pas su changer de rythme, de style de vie lorsque les enfants ont quitté la maison. Il se souvient du vide, de leur incompétence à vivre à deux. N’a-t-il pas voulu prendre une sorte de domination sur elle à ce moment là ; n’a-t-elle pas voulu la même chose ? Son caractère qui s'est refermé sur elle-même ! Elle a eu une belle évolution de ses responsabilités professionnelles est-ce cela une des causes. Bien sûr, il n'aime pas toutes ces réunions professionnelles qui la font rentrer souvent tard. Peut-être qu'il le lui a dit d'une façon pas très gentille et sans doute maladroite.
Parfois il s'est posé la question : a-t-elle un amant ? Mais ce sujet l'a plus amusé que chagriné. Il n’est pas jaloux, il souhaite que si une telle situation existait, elle lui apporte plus de bonheur que de souffrance. Mais il balaye cette idée de sa tête en ne se sentant pas clair, pas honnête dans ce jugement. Et lui a-t-il envie d’autres aventures sentimentales ? De prendre une maîtresse, (il trouve ce mot ridicule). Il ne se cache pas qu’il a parfois regardé des femmes qu’il rencontrait dans différentes circonstances. Il a aimé des discussions qui prenaient ce rythme de recherche de séduction si excitantes pour le mâle qu’il est. Là où il travaille lors d’une fête de fin d’année, une collègue lui avait dit en aparté des mots gentils, lui avait dit que se serait bien qu’ils puissent se revoir en dehors de l’entreprise. Il avait eu envie, sans doute parce qu’il s’était senti flatté, mais il n’avait pas donné suite prétextant un manque de disponibilité, ne voulant pas mélanger aventures sentimentales et situation professionnelle.
Non, c’est de Claudine qu’il a envie. C’est elle qu’il a envie de tenir dans ses bras. C’est elle qu’il aime. Pourtant depuis de longs mois et ne font plus l'amour, elle ne supporte même plus d'être touchée. A un moment il lui avait demandé pourquoi ? Parce que je n’ai pas envie ! Réponse laconique qui cachait d’autres raisons que Paul n’a jamais pu deviner. Il se posa un jour la question : Peut-on devenir frigide comme ça d'un coup ? Quand même pas ! Quoi que... Il faudra qu’il se cultive sur ce sujet qu’il connaît mal. Pour Paul le besoin de toucher sa partenaire, de la caresser est fort peut-être même plus fort que son besoin sexuel. Bien sûr, il a aussi besoin, le plaisir d'être touché, caressé. Il se souvient de leurs câlinades, - ils avaient inventé le mot ! – ce que d’autres nomment d’une manière plus pragmatique préliminaires, qui pouvaient durer plus de deux heures. Aujourd’hui plus rien, le vide. Ce vide qui se remplit d'une frustration si forte que son comportement en est altéré. Il s'en rend bien compte que des mots, des intonations pour les dires dépassent sa pensée, ses sentiments. Il sait qu'il a mis parfois de l’huile sur le feu dans ses colères. Il est dans sa souffrance et parfois sa souffrance explose comme un volcan qui on ne sait pas quand, on ne sait pas pourquoi, crache du feu, des cendres et beaucoup de fumée sale qui viennent polluer la relation et les équilibres établis.
Aujourd'hui, ils se reprochent mutuellement des absences, des mots, et des non-dits, de ne pas avoir fait ceci de ne pas avoir fait cela. Un méli-mélo de paroles, de gestes qui s'égarent dans la divergence du couple.
Ses yeux sont humides de tristesse quand Claudine vient se coucher. Elle s’allonge sans rien dire, sans un regard. Un instant, il la regarde tourner les pages d'un livre avec un doigt humide. Il se sent jaloux. Il se sent trompé par un bouquin. Peut-être pour cela qu'il n'a plus envie de lire. Il n’a jamais pu exprimer ce sentiment de peur de déclencher une moquerie. Quand la lampe de chevet s'éteint, chacun cherche le sommeil couché sur le côté. Dos contre le dos, mais les fesses ne se touchent plus. Le silence de la nuit est lourd, peuplé des démons qui ont gagné la partie.
© Pierre Delphin – mai 2010