À la dernière récolte les oignons avaient beaucoup de peaux. En les sortants du jardin mon père m’avait dit :

- L’hiver sera rude, les oignons ont beaucoup de peaux, regarde.

C’était vrai, ils ressemblaient à ces grands-mères frileuses qui mettent plusieurs couches de vêtements pour se protéger du froid.

L’hiver est là. Il est froid, dur, enneigé. Seule une lumière pâlotte, incertaine éclaire la cour de récréation durant la journée. La nuit vient vite, glaciale. Dans quelques semaines, j’aurai douze ans. Ma mère m’a dit que c’était l’âge où l’on devient grand garçon. Je ne suis même pas sûr d’être un grand garçon, d’ailleurs je m’en fous. Et puis même, je ne me sens pas grand du tout.

Je suis en pension. Je ne sais pas comment c’est fait à l’intérieur des prisons, je ne connais que la pension. C’est sans doute à peu près pareil. L’instituteur avait dit à mes parents :

- Il a réussi son examen d’entrée en sixième, c’est bien, qu’il aille à Crémieu, là bas au moins, il y a de la discipline.

Mes parents l’on cru. C’est normal il était instituteur.

Je suis en pension. Je découvre un état que je mettrais longtemps à nommer. La maltraitance quotidienne. Oh, ce n’est pas grand-chose, juste l’accumulation de petites souffrances. Tous les jours. En plus en ce moment il fait froid, très froid. Moins 21 degrés hier en fin de journée. Heureusement pour nous, notre directeur protège notre santé, et pour que nous soyons des hommes solides plus tard, il laisse les fenêtres du dortoir ouvertes toute la journée. Il a raison. Hier au soir, à neuf heures trente, il n’y avait aucuns microbes dans le dortoir. Il faisait moins 20 ! Couvrez vous bien nous a dit le surveillant. L’édredon était une fourniture obligatoire des familles. Le mien est jaune avec des plumes bien chaudes à l’intérieur.

À sept heures et quart ce matin quand le surveillant à éclairé la chambrée, les quarante neuf têtes ont émergées en rouspétant silencieusement. Ce n’est pas le moment de prendre une punition.

- Aller, tout le monde à la toilette.

Nous ne nous bousculons pas pour arriver à nos casiers. Le premier qui tente d’ouvrir l’eau crie :

- M’sieur, ça coule pas.

- Ah, faites voir. Ben, c’est gelé ! Attendez un moment.

Il nous laisse là, il fait très froid avec seulement notre pyjama sur la peau. Il revient très vite avec le Directeur qui lui aussi constate qu’il n’y a pas d’eau.

- Bon aller, tout le monde à la cuisine.

Ce matin, nous avons eu un peu d’eau tiède pour nous laver dans le grand évier à vaisselle. La toilette reste très superficielle, les fesses et les pieds, nous ferons ça dimanche.

Retour au dortoir pour refaire le lit et s’habiller. Chemise chaude et pull over pour le haut. Grandes chaussettes tricotées par la maman et pantalon avec élastique en bas des jambes pour le bas. Les chaussures montantes complètent l’équipement. Il n’y a pas d’uniformes, mais nous sommes tous, à peu près pareils.

- Aller, tout le monde au petit déjeuner, dépêchez-vous !

Arrivée dans le petit réfectoire. Quatre tables. Celle du fond c’est celle des sixièmes. Les grands, les troisièmes ont la première. Avant de rejoindre nos places, nous attrapons notre boite à beurre. Celui-ci n’est pas fourni par l’école. Nous l’amenons de la maison lors de la sortie tous les quinze jours. La prochaine sortie, c’est après demain. Le beurre sent mauvais, conservé sur une étagère, il est rance. Un bol de chocolat pour chacun et une tranche de pain. Pour que le lait pur ne nous rende pas malade, il est coupé avec de l’eau. C’est sans doute une gentille attention.

Un claquement des mains derrière nous, notre cher Directeur Honoré Paviot nous intime l’ordre de nous presser à récupérer notre cartable et à filer vers notre classe. Derrière lui sa délicieuse épouse crie pensant nous faire aller plus vite. On ne va pas plus vite, mais nous avons peur. Dans une vie antérieure, elle a dû être croisée avec un bouledogue. Elle n’a aucun rôle réel dans l’établissement sinon celui de femme du Directeur et porte voix.

Nous traversons un bout de cour enneigée pour rejoindre un couloir qui nous mène au bâtiment des filles, là où sont les salles de classe. Pendant que nous entrons par une porte, les filles entrent par une autre porte sur le mur opposé. Bureaux deux places, huit bureaux par rangées, quatre rangées, deux pour las filles deux pour les garçons On ne sourit pas, on ne parle pas : personnes ne bronche. L’épée de la punition plane au dessus de nos têtes. Là en sixième, c’est les profs qui changent de salle, pas les élèves. Un homme vient s’agiter devant nous et nous délivre son savoir. Est-ce Péju le prof d’histoire-géo ? Son enseignement fade est une récitation d’un cours préparé en début de carrière. Nous sommes là pour écouter et écrire ce nous devons apprendre par cœur. Quand il le faut j’écris, mais je n’écoute pas. Mon cerveau est absent, j’ai dû l’oublier quelque part sur une étagère. Je suis même incapable de dire à quoi je pense. Je suis incapable de dire quelle est ma souffrance, incapable de la décrire ou même de l’exprimer. Je pense que c’est un sentiment d’abandon, perdu dans un espace où il n’y a pas de place pour moi. Le week-end de sortie, si on me pose la question : - Comment ça va ? Je réponds : ça va bien. Conscient que si je décris comment se passe la vie ici, tous croirons que je fabule, alors j’évite, je détourne le sujet.

Heure de la récré. Les garçons sortent à droite, les filles à gauche. Nous remontons le couloir qui débouche dans la cour. Tiens voilà Bonzi qui arrive. Le prof d’italien toujours excité. Il s’arrête, me regarde droit dans les yeux l’œil méprisant : - Ta dernière interrogation écrite est nulle, tu n’es qu’un fainéant. La main que je n’ai pas vu venir claque sur ma figure. Ma tête vacille un instant. Je reprends le chemin de la cour en baissant la tête et en m’excusant. Aucun des copains qui ont vu la scène ne se moque de moi. Aucun ne me plaint. Aujourd’hui c’est moi, à qui le tour demain ?

La cour a toujours les vingt centimètres de neige, tassée dans les lieux de passage. Je reste assis sur ce coussin froid, la température voisine avec les moins vingt degrés. Le ciel est gris, tout est gris. Je suis mal et j’attends la fin de la récré, pour attendre encore la prochaine récré et attendre encore, laisser filer le temps, ce temps inutile. Retour en classe où un autre pantin pédagogique vient s’agiter devant nous. Fin de matinée, direction cantine.

Règle : Tous les plats doivent repartir vides. Si ce n’est pas trop mauvais les plus forts prennent une large part, si ce n’est pas bon, c’est aux plus faibles de finir la gamelle. Je suis un peu chétif avec un caractère peu marqué, je finis souvent la gamelle. Je sais que si je déroge à cela, j’aurai une trempe à la prochaine récré. Je me demande chaque jour comment le cuisinier peut faire pour nous donner une cuisine si dégueulasse ; il y a là une sorte d’application. Pendant tout le repas, il y a l’œil froid et acéré de la femme du dirlo qui se pose en lames glaciales sur nos nuques. Elle n’a jamais un regard sur les règlements de compte des grands sur les petits, ou des forts sur les faibles. Jamais. Pour elle cela contribue sans doute à un bon système éducatif pour apprendre à vivre en collectivité.

Après midi somnolent. J’entends à peine la musique de la voix du professeur. J’entends seulement le mot : Dictée. Ma hantise. Je sais d’avance que ma note sera au mieux de six sur vingt, mais plus souvent proche de zéro. Personne ne m’aide, je suis au point de départ d’une vie dysorthographiée et dégrammaticalisée. Les mots sonnent, leur sens s’échappe en bulles de fumée. Beaucoup d’entre eux, je ne les connais pas. Il n’y a presque pas de livre à la maison. La lecture, c’est un peu une perte de temps. Les minutes se sont entassées aux minutes, le temps a passé, fin des cours c’est l’heure du goûter.

Retour dans le bâtiment des garçons, en rang dans le couloir. Dans le coût de la pension, il est prévu la fourniture d’une tranche de pain. Le cuisinier fait la distribution en vérifiant que personne ne triche. Le pain est cher ! Rien n’est prévu par l’administration pour compléter le pain. Si quand même ; nous avons le droit de rapporter de la maison, lors de nos visites bihebdomadaires un peu de complément venu de la maman. C’est la seule trace affective de la journée. Ces petits plus alimentaires sont gardés dans une caisse en bois fermée par un cadenas. Ces caisses sont rangées dans un placard au fond du couloir, fermé à clef. Dix jours que je ne suis pas rentré à la maison, le fromage sent mauvais. Au fond de la caisse deux ou trois bonbons, j’en attrape deux et les glissent en cachette dans ma poche. Je sens une main qui tord mon petit doigt et une voix qui me glisse à l’oreille : - Donne moi un morceau de saucisson ou je le casse. Je donne mon reste de saucisson. Je n’ai aucune capacité à me battre.

Hésitant de sortir dans le grand froid de la cour, nous nous entassons au fond du couloir. Mais la voix du cerbère enjuponné crie d’une voix de baryton : aller dehors bande de douillets, allez vous endurcir ! Nous sortons en cherchant un recoin où il ya moins de vent. On mange recroquevillés nous ne pensons même pas que la vie puisse être différente. Coup de sifflet, c’est l’heure de l’étude.

Le feu vient d’être allumé dans le poêle à bois au centre de la classe. J’ai de la chance, mon bureau n’est pas trop loin. L’un d’entre nous avait été désigné pour aller chercher un panier de bois dans la réserve.

Ce soir, c’est mathématiques et rédaction. Et, j’allais l’oublier la punition. Écrire cent fois : « je ne dois pas parler en classe ». Écriture à la plume sergent major trempée dans l’encrier. Avec un copain nous avons inventé un truc. En attachant avec un élastique une deuxième plume au bout du porte-plume, on est capable d’écrire deux lignes à la fois. Cela a été ma première approche de la productivité. L’intérêt de faire des punitions écrites, c’est que l’on a plus assez de temps pour faire le travail normal, quand comme moi, on n’est pas très rapide dans la réflexion. Dons on attrape une autre punition. Du type : « je dois apprendre mes leçons ». À coté de moi deux copains rigolent en douce. Ils ont pu se procurer deux tubes de colles Limpidol. Ils en déposent un large cordon sur le bout de la règles et le renifle avec les yeux émerveillés. Quand il n’y a plus d’odeur, ils roulent le cordon et le mâchent comme un chewing-gum. Quand le surveillant tape dans ses mains, nous laissons nos affaires en place pour le temps du repas.

Ce soir comme tous les soirs, c’est la soupe. Bon, à la maison c’est pareil, mais celle de maman est meilleure. À table, nous essayons de parler, ici nous en avons le droit. Nous nous racontons des histoires, nous fanfaronnons. Nous voudrions être un peu important, exister. Mais le repas se termine, au claquement des mains nous rejoignons la salle d’étude pour une petite heure. Calcul de fractions, c’est éprouvant, au fait le numérateur, c’est en haut ou en bas ? Rédaction : « Décrivez votre animal préféré ». Moi, c’est mon lapin. On l’élève, et quand il sera gros, nous le mangerons un dimanche. J’explique que le lapin, je l’aime deux fois. Une fois dans sa cage pour jouer avec, une autre fois dans mon assiette. Le feu commence à baisser, le froid arrive vite. Nous rejoignons le dortoir.

Quand nous arrivons, le surveillant dit : - Zut, on a oublié de refermer les fenêtres. Il fait moins vingt dehors. Vite le pyjama et vite sous les couvertures et l’édredon. Je rêve un instant avant de m’endormir. Mais le rêve dans le froid se condense et je ne saurai pas demain si son contenu était heureux.

Dans la limite de la qualité de ma mémoire, cette histoire est vraie. Elle se passe en février 1956 de sinistre mémoire météorologique. Aujourd’hui je pense que le directeur de cette pension était un nostalgique de la milice disparue quelques années auparavant. L’année suivante, j’ai changé de pension.